Bulletin

Le projet de loi S-285 : Le Canada participe au débat entourant la gouvernance qui tient compte des parties prenantes

Auteurs : Franziska Ruf, Sébastien Roy et Maïté Murray

La sénatrice Julie Miville-Dechêne a présenté récemment la Loi sur l’entreprise du XXIe siècle (le « projet de loi S-285 »), projet de loi d’intérêt public du Sénat dans lequel il est proposé d’apporter des modifications de fond à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (la « LCSA »). Dans la proposition législative, on définit la « raison d’être » des entreprises commerciales tout en rattachant les obligations fiduciaires des administrateurs et des dirigeants à ce nouveau concept.

Selon un nouvel article de la LCSA, la « raison d’être d’une société » consisterait

« à servir au mieux ses intérêts tout en veillant :

(a) à apporter à la collectivité et à l’environnement des bienfaits proportionnels à sa taille et à la nature de ses activités;

(b) à réduire, en vue d’une élimination complète, tout préjudice qu’elle pourrait causer à la collectivité et à l’environnement. »

S’il est adopté, le projet de loi S-285, et plus particulièrement les modifications qu’il est proposé d’apporter à l’article 122 de la LCSA, placerait les parties prenantes d’une société, qui sont actuellement reléguées au rang secondaire des préoccupations, au centre des considérations, en veillant à ce que les bienfaits qui leur sont apportés ne soient plus tributaires de la poursuite des intérêts de la société, mais soient plutôt partie intégrante de la raison d’être de la société, enchâssés dans la loi et protégés au moyen de la redéfinition des obligations des administrateurs et des dirigeants. Les modifications proposées auraient pour conséquence, d’une part, (i) d’intégrer à la définition des obligations fiduciaires des administrateurs et des dirigeants1 la notion de raison d’être, elle-même liée aux notions de collectivité et d’environnement, et, d’autre part, (ii) d’intégrer au devoir de diligence des administrateurs et des dirigeants2 l’obligation de prendre en compte les intérêts des parties prenantes qui entrent actuellement dans la détermination des intérêts de la société.

Sont également proposées des mesures de transparence et de responsabilité en lien avec le nouveau concept de raison d’être d’une société. Plus particulièrement, selon les modifications, toutes les sociétés constituées en vertu de la LCSA, qu’elles soient ouvertes ou fermées, seraient tenues de publier tous les ans un rapport d’impact en fonction de normes établies, comme la Corporate Social Responsibility Directive (la directive CSRD) de la Commission européenne ou le référentiel d’information de la Global Reporting Initiative. Ces obligations d’information pourraient cependant être adaptées à la taille de l’entreprise. Selon le projet de loi, la responsabilisation se réaliserait grâce au cadre existant de l’action oblique, dont l’application serait étendue; les plaignants pourraient intenter une action oblique s’il a été dérogé à la raison d’être de la société, y compris en ce qui concerne les bienfaits qu’elle est censée apporter à la collectivité et à l’environnement.

Le projet de loi S-285 repose sur le principe que les sociétés doivent non seulement divulguer et gérer les risques que posent les facteurs sociaux et environnementaux à leurs activités et à leur rentabilité, mais aussi assumer la responsabilité des impacts globaux qu’elles ont sur la collectivité et l’environnement. Son adoption marquerait l’intégration dans la législation sur les sociétés fédérale du principe de l’« importance relative double » né il y a quelques années dans le contexte de l’information financière à communiquer en lien avec la durabilité (voir cet article en anglais pour une explication simple). Alors que l’« importance relative simple », ou « importance relative financière », se rattache à l’incidence des facteurs de durabilité sur l’entreprise et ses perspectives financières, l’importance relative double, ou « importance relative d’impact », accorde une importance tout aussi grande à l’incidence de l’entreprise sur la collectivité et l’environnement. L’importance relative double est un élément clé de la directive CSRD, de la Better Business Act (la « BBA ») britannique et de la loi PACTE3 française, ainsi que de la législation sur les sociétés d’intérêt social (benefit companies) et des normes de certification volontaire à titre d’entreprise à mission sociétale (b-corp) des États Unis et du Canada. On notera que le projet de loi S-285 s’inspire en fait directement de la campagne de la BBA au Royaume-Uni, et que son préambule reprend la définition de raison d’être d’une société qui a été adoptée par le programme de recherche Future of the Corporation de la British Academy4.

L’idée que les sociétés puissent tenir compte de considérations allant au delà de leur rentabilité immédiate pour les actionnaires fait déjà partie de la législation canadienne sur les sociétés. Selon la LCSA, les administrateurs et les dirigeants ont un devoir de diligence5 ainsi que le devoir d’agir avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société6 (ce dernier étant communément appelé l’obligation fiduciaire des administrateurs et dirigeants)7. Dans son arrêt historique de 2008 dans l’affaire BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976 (l’« arrêt BCE »), la Cour suprême du Canada a rejeté la position américaine adoptée dans l’affaire Revlon selon laquelle les administrateurs ont le devoir de maximiser la valeur pour les actionnaires dans le cadre d’une opération de changement de contrôle. La Cour a plutôt réaffirmé le principe énoncé dans la décision qu’elle avait rendue dans l’affaire Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise voulant que « bien que les administrateurs doivent agir au mieux des intérêts de la société, il peut également être opportun, sans être obligatoire, qu’ils tiennent compte de l’effet des décisions concernant la société sur l’actionnariat ou sur un groupe particulier de parties intéressées », dont les « intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement ». Les modifications apportées en 2019 à la LCSA ont largement codifié l’arrêt BCE en prévoyant que, lorsqu’ils agissent au mieux des intérêts de la société, les administrateurs et les dirigeants « peuvent », sans en avoir l’obligation, tenir compte des intérêts de diverses parties prenantes, comme les actionnaires, les employés, les consommateurs et l’environnement.

Bien que les conseils d’administration des sociétés constituées en vertu de la LCSA aient déjà la faculté de tenir compte de diverses perspectives et de divers intérêts, les changements proposés dans le projet de loi S-285 rendraient l’exercice obligatoire, ce qui compliquerait le processus de prise de décision et pourrait exposer les sociétés à des risques juridiques. En revanche, il a été avancé que la modification des devoirs des administrateurs proposée dans le projet de loi pourrait clarifier davantage les devoirs des administrateurs et leur offrir une certaine protection leur permettant de mieux équilibrer les intérêts des actionnaires et ceux des autres parties prenantes.

Il est difficile de prévoir avec certitude les incidences pratiques à court terme du projet de loi parce que celui ci agit principalement sur le plan conceptuel, sans prescrire de mesures ou de changements précis dans les pratiques des entreprises (outre le dépôt d’un rapport d’impact annuel). Selon nous, si le projet de loi entre en vigueur, les conseils d’administration continueront de disposer d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’exécution de leurs obligations fiduciaires en raison de l’application de la règle de l’appréciation commerciale.

Le Canada étant une fédération, comme nous l’avons constaté lors de propositions passées visant à modifier la législation canadienne sur les sociétés, pareille modification de la LCSA pourrait pousser certaines assemblées législatives provinciales et territoriales à adopter des modifications similaires à leur propre législation, et d’autres pourraient décider de ne rien changer. L’adoption du projet de loi S-285 pourrait ainsi entraîner une forme de « magasinage de territoire de constitution » chez les nouvelles entreprises, car celles ci pourraient décider de ne pas être constituées en vertu de la LCSA, et les sociétés de régime fédéral existantes pourraient choisir d’être prorogées aux termes de lois provinciales ou territoriales qui ne contiennent pas d’obligations équivalentes. À l’inverse, certaines sociétés pourraient préférer la loi fédérale si celle ci convient à leur stratégie d’entreprise, de la même manière que certaines entreprises ont opté pour la structure de l’entreprise à mission sociétale8. Il reste à savoir si ces éventualités se matérialiseront.

Il convient enfin de noter que le projet de loi S-285 est un projet de loi d’intérêt public du Sénat, parrainé par une sénatrice et non officiellement soutenu par un parti politique dans le processus législatif suivi au Sénat et, éventuellement, à la Chambre des communes. Les ébauches de législation du Sénat ne sont pas soutenues comme le sont les projets de loi du gouvernement et ont par le passé moins bien réussi à être adoptées. Toutefois, certains projets de loi d’intérêt public du Sénat ont bel et bien reçu la sanction royale au cours des dernières années, notamment la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement, également parrainée par la sénatrice Miville-Dechêne (ainsi que le député John McKay), qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2024 et a introduit l’obligation de produire un rapport sur l’esclavage moderne, entre autres.

Quel que soit son destin, le projet de loi S-285 représente la première contribution canadienne à certaines analyses juridiques, à certains débats et à certaines initiatives sur la gouvernance et le rôle sociétal élargi des entreprises commerciales qui ont cours aux États Unis, au Royaume Uni et en Europe. Ce projet de loi pourrait ainsi inspirer les initiatives à venir au sujet de la raison d’être des entreprises.

1 Une version modifiée de l’alinéa 122(1)b) de la LCSA prévoirait l’obligation pour les administrateurs et les dirigeants d’agir avec intégrité et de bonne foi pour servir au mieux les intérêts de la société « tout en veillant à ce que la société mène ses activités de manière (i) à apporter à la collectivité et à l’environnement des bienfaits proportionnels à sa taille et à la nature de ses activités; (ii) à réduire, en vue d’une élimination complète, tout préjudice qu’elle pourrait causer à la collectivité et à l’environnement. »

2 Une version modifiée du paragraphe 122(1.1) de la LCSA prévoirait que les administrateurs et les dirigeants « doivent » (et non « peuvent »), dans l’exercice de leurs fonctions, « agir avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente, » y compris à l’égard de ces parties prenantes. 

La Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (la loi PACTE), adoptée en France en 2019, a introduit le concept de « raison d’être » d’une société, sans toutefois le définir.

L’initiative est aussi influencée par d’autres sources, notamment le réseau B Lab et le rapport Senard-Notat.

À l’alinéa 122(1)b) de la LCSA, il est prévu que les administrateurs et les dirigeants de la société doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir « avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente ».

Alinéa 122(1)a) de la LCSA.

Des lois provinciales correspondantes sur les sociétés prévoient des obligations similaires.

Au Canada, seule la Colombie Britannique a adopté une loi permettant d’établir une entreprise à mission sociétale, cette forme d’entreprise étant par ailleurs possible dans plus de 35 États américains. 

Personnes-ressources

Expertise

Connexe