Bulletin

Concurrence et examen de l’investissement étranger au Canada : grandes tendances et questions à suivre en 2020

Aux fins de nos prévisions pour l’année à venir dans les domaines du droit de la concurrence et de l’examen de l’investissement étranger au Canada, nous examinons les événements de 2019 et leurs conséquences sur ces domaines du droit en 2020. Nous décrivons ci-après les grandes tendances et questions à suivre de près au cours de l’année.

Accent continu sur l’application de la loi dans l’économie numérique

Étant donné les priorités déclarées du Bureau de la concurrence durant le mandat du commissaire de la concurrence actuel, Matthew Boswell, nous nous attendons à ce que le Bureau continue de mettre l’accent sur l’économie numérique au cours de la prochaine année. Comme l’a déclaré M. Boswell, « [c]ette croissance fulgurante [de l’économie numérique] signifie que le numérique est maintenant plus important pour notre économie que bon nombre des secteurs plus traditionnels ».

Au cours de la dernière année, le Bureau de la concurrence a pris de nombreuses mesures afin de pouvoir plus activement faire appliquer la loi dans le secteur numérique. En effet, le Bureau a nommé un dirigeant principal de l’application numérique de la loi en vue de renforcer ses efforts dans ce secteur. De plus, en septembre 2019, le Bureau a lancé un appel aux participants du marché, leur demandant de partager l’information à leur disposition et de lui faire part de leurs plaintes sur les comportements anticoncurrentiels potentiels constatés dans le secteur numérique. La période de consultation a pris fin en novembre, mais il reste à voir si le Bureau a recueilli suffisamment de renseignements utiles à l’application de la loi.

En plus d’autres domaines que mettront peut-être en lumière les renseignements recueillis par suite de l’appel lancé, le Bureau se penchera sans doute sur les acquisitions de petites entreprises par de grandes sociétés technologiques, acquisitions sur lesquelles le commissaire s’est particulièrement arrêté dans ses discours récents.

Enfin, avec l’adoption de la Charte canadienne du numérique en 2019, il est possible que le Bureau considère les problèmes liés à l’économie numérique comme des occasions d’apporter des changements législatifs et stratégiques plus vastes. Ainsi, le Bureau affirme que la réglementation régissant de nombreux secteurs de l’économie canadienne est désuète dans une économie axée sur le numérique et, par conséquent, qu’elle a un effet dissuasif sur l’innovation et les investissements. Nous prévoyons que le Bureau continuera à faire pression en vue de la suppression de la réglementation désuète et à favoriser l'innovation. De plus, nous nous attendons à ce que le Bureau profite de ces occasions en vue, possiblement, de plaider en faveur d'éventuelles modifications à la Loi sur la concurrence. Par exemple, le commissaire de la concurrence a déclaré publiquement qu'il craignait que les sanctions prévues par la Loi sur la concurrence ne soient pas suffisantes pour dissuader les grandes sociétés technologiques de se livrer à des pratiques anticoncurrentielles. Il reste à voir, cependant, si les efforts du Bureau pour faire actualiser la Loi sur la concurrence et les règlements s'harmoniseront avec l'intention déclarée du gouvernement fédéral de nommer un commissaire aux données dont il est prévu que le mandat inclura la responsabilité de la nouvelle réglementation visant les grandes sociétés numériques.

Publicité trompeuse : une priorité en termes d’application de la loi

La volonté du Bureau de faire appliquer la loi dans le secteur numérique pourrait être particulièrement utile à ses efforts d’application de la loi à la publicité trompeuse.

En effet, nous nous attendons à ce que le Bureau poursuive activement ses mesures d’application de la loi à l’égard de l’affichage de prix trompeurs, dont les prix partiels. En juin 2019, par exemple, le Bureau a annoncé que Ticketmaster avait convenu de payer 4,5 millions de dollars en règlement d’allégations d’informations fausses et trompeuses sur son site Web. L'enquête du Bureau a révélé que les prix annoncés par Ticketmaster étaient inatteignables étant donné l'ajout de frais obligatoires à des étapes ultérieures du processus d'achat. Le Bureau a ainsi jugé que les indications initiales données au sujet des prix étaient trompeuses, même si le montant total des frais était indiqué avant la conclusion de la transaction.

De plus, à la fin de 2019, le Bureau a publié un communiqué de presse annonçant qu'il avait adressé des lettres à près d’une centaine de marques et d’agences de marketing actives dans le domaine du marketing d’influence au Canada pour leur recommander de s’assurer que leurs pratiques commerciales respectent la Loi sur la concurrence. Le Bureau exige, notamment, que tout lien important entre les marques et les influenceurs soit clairement et visiblement déclaré dans toutes les publicités, y compris dans les médias sociaux. Selon le Bureau, il est important que les consommateurs sachent s'ils sont en présence d’un examen ou d’un avis indépendant ou d’une publicité payée.

Cette mesure du Bureau est semblable aux mesures prises par la Federal Trade Commission des États-Unis en 2017 (publiée en anglais). Le Bureau n'a pas encore mis en œuvre de mesures officielles d'application de la loi visant le marketing d'influence au Canada, mais avait déjà sanctionné Bell Canada concernant des pratiques semblables, c’est-à-dire l’affichage d’évaluations de ses produits faites par ses employés. Nous nous attendons à ce que le Bureau travaille à l’application de la loi dans ce domaine et continue de surveiller la publicité numérique en général au cours de la prochaine année.

Surveillance accrue des opérations qui ne doivent pas faire l’objet d’un avis

En 2019, le Bureau a élargi le rôle de son Unité des avis de fusionnement, maintenant appelée l’Unité du renseignement et des avis de fusion (l’« URAF »), afin d’inclure la collecte active de renseignements concernant les opérations qui ne doivent pas faire l’objet d’un avis, mais qui pourraient néanmoins soulever des préoccupations en matière de concurrence.

Toutes les fusions peuvent être l’objet d’un examen du Bureau jusqu’à un an après leur conclusion, mais seules les fusions qui atteignent certains seuils sont visées par l’exigence d’avis. Le mandat de l’URAF confirme l’intention du Bureau d’examiner plus activement les fusions n’atteignant pas ces seuils.

En fait, dans l’appel qu’il a lancé (mentionné ci-dessus), le Bureau demandait expressément aux participants de lui faire part de leurs inquiétudes au sujet de « prises de contrôle rampantes » de concurrents réels ou potentiels. Cette demande faisait suite à un rapport publié à la fin août dans lequel le Bureau résumait les faits saillants de son Forum des données et mentionnait la discussion sur l’existence éventuelle d’un « problème endémique en ce qui a trait aux fusions » dans le secteur technologique.

D’après ce que nous avons pu observer au cours de la dernière année, le Bureau a suivi de plus près les fusions ne devant pas faire l’objet d’un avis et a procédé à davantage d’enquêtes. Nous nous attendons à ce que cette tendance se maintienne au cours de la prochaine année. Il sera important que les parties à une fusion, quelle que soit leur taille, vérifient soigneusement si la fusion proposée risque d’avoir des effets anticoncurrentiels, même si elle n’est pas visée par l’exigence d’avis, car les chances de « passer sous le radar » ont été réduites. Lorsqu’il est constaté qu’une opération qui ne doit pas faire l’objet d’un avis comporte un problème anticoncurrentiel potentiel, les parties peuvent choisir soit de demander volontairement l’autorisation du commissaire, soit de se préparer à régler tout problème que pourrait soulever le commissaire ou, éventuellement, à contester l’affirmation du commissaire devant le Tribunal, avant la clôture de la fusion ou dans l’année suivant celle-ci.

Examen continu de l’actionnariat commun sans contrôle

Comme nous l’avons mentionné dans notre article de l’an dernier, le Bureau (ainsi que les autorités de réglementation de la concurrence d’autres pays) surveille maintenant de plus près les cas de propriété simultanée de participations sans contrôle dans des actions de sociétés concurrentes par des investisseurs financiers.

Selon certains articles d’experts, lorsque les mêmes grands investisseurs institutionnels détiennent des participations dans des sociétés concurrentes de secteurs caractérisés par un degré élevé de concentration, on constate une hausse des prix et une baisse de l’innovation dans ces secteurs. Les préoccupations soulevées concernent i) les effets unilatéraux de cet actionnariat commun sur l’intérêt de chacune des sociétés à livrer concurrence et ii) le risque accru de collusion entre les sociétés du secteur concerné.

Le Bureau n’a pas encore fait de déclaration officielle à ce sujet, mais mène des consultations sur l’approche à adopter en matière d’actionnariat commun et demande aux parties fusionnantes de lui communiquer des renseignements détaillés sur les actionnaires minoritaires dans le cadre de son examen des projets de fusion. Nous nous attendons à ce que cette tendance se maintienne, à la lumière de la déclaration (publiée en anglais) du Bureau, selon laquelle [TRADUCTION] « il ne prévoit pas changer son approche décrite dans ses lignes directrices et continuera de recueillir l’information nécessaire à l’examen des participations minoritaires ».

Il reste à voir si le Bureau serait disposé à prendre des mesures d’application de la loi face à des cas individuels de problème éventuel d’actionnariat commun. Toute mesure d'application de la loi visant à limiter l’actionnariat commun pourrait très bien avoir un effet dissuasif sur les investissements, être impossible à mettre en œuvre et soulever toute une série d'autres questions juridiques et stratégiques.

Changement des priorités d’application de la Loi sur investissement Canada

Ces dernières années, les priorités quant à l'application de la loi concernant les investissements étrangers au Canada, la Loi sur Investissement Canada (la « LIC ») ont changé. Ce changement était évident en 2019 et continuera sans doute de se faire sentir en 2020, comme nous l’avons mentionné dans un récent bulletin.

En effet, le nombre d’opérations soumises à l'examen de l'« avantage net », à la suite duquel les autorités canadiennes peuvent refuser l'approbation de certains investissements par des non-Canadiens au motif qu'ils ne présentent pas d'avantage net pour le Canada, continue de baisser au fur et à mesure que les seuils d'examen sont relevés. Au cours de l'exercice fédéral 2018-2019, seules neuf demandes d'examen de l'avantage net ont été présentées, le nombre le plus bas enregistré à ce jour. Par comparaison, 17 demandes en moyenne avaient été présentées annuellement entre 2014 et 2017. Le message donné aux investisseurs étrangers est clair : il est de moins en moins probable que le processus d'examen de l'avantage net prévu par la LIC soit le point de départ d’opérations futures.

Inversement, le processus d’examen relatif à la sécurité nationale prévu par la LIC a gagné en importance. Même si seulement sept tels examens officiels ont été entrepris en 2018-2019, ce nombre est le plus élevé annuellement depuis la mise en place du processus d'examen relatif à la sécurité nationale en 2009. (Quatre de ces examens se sont soldés par l’abandon apparent de l’opération par les parties ou l'imposition de mesures quelconques.) En outre, le gouvernement fédéral examine maintenant un éventail beaucoup plus large d’opérations pour des motifs de sécurité nationale sans toutefois lancer le processus d'examen officiel.

Cependant, malgré la hausse des examens officiels relatifs à la sécurité nationale réalisés par les autorités gouvernementales, il importe que les investisseurs sachent que la grande majorité des investissements au Canada ne sont pas soumis à un tel examen. Même pour les investisseurs de pays qui peuvent être considérés comme présentant un risque plus élevé, la plupart des investissements ne soulèveront pas de préoccupations de sécurité nationale.

Recours accru aux injonctions

Dans un discours prononcé en mai 2019, le commissaire de la concurrence a décrit sa vision pour le Bureau pour les prochaines années. L’application active de la loi sera prioritaire et l’un des moyens que le commissaire a nommés pour améliorer les capacités d’application de la loi du Bureau consiste à « accorder une plus grande considération au recours à certains outils dans le cadre de notre travail, comme les demandes d’injonction ». Le commissaire a indiqué non seulement que les outils comme les injonctions seraient davantage utilisés comme mesures définitives, mais aussi que « nous [le Bureau] utiliserons ces outils plus fréquemment, là où les ressources le permettront, afin de mettre fin aux comportements en question en attendant une audience en bonne et due forme ».

Même si le Bureau a demandé des injonctions à l’égard de fusions, il peut également demander des ordonnances provisoires en vertu des dispositions de la Loi sur la concurrence dans des cas de publicité trompeuse ou d’abus de position dominante.

Deux conséquences découleront de cette nouvelle façon de faire du Bureau. Premièrement, nous nous attendons à ce que le Bureau demande plus fréquemment des ordonnances provisoires relativement à des fusions ainsi qu'à des allégations de déclarations trompeuses et d'abus de position dominante. Deuxièmement, si le Bureau obtient plus fréquemment de telles ordonnances provisoires, il risque d’en résulter une augmentation des actions en justice étant donné que la portée et l'applicabilité des dispositions relatives aux ordonnances provisoires ont été relativement peu vérifiées dans des cas autres que les cas de fusion.

Augmentation potentielle des recours collectifs en matière de concurrence à la suite de la décision récente de la Cour suprême

En septembre 2019, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision tant attendue à l’égard de deux appels complémentaires dans les affaires Pioneer Corporation c. Godfrey et Toshiba Corporation c. Godfrey, qui auront des répercussions importantes sur les recours collectifs alléguant une conduite contrevenant aux dispositions pénales en matière de complot de la Loi sur la concurrence.

Les principaux points à retenir de cette décision, décrits dans un bulletin que nous avons récemment publié, sont les suivants :

  • Les acheteurs sous parapluie. La Cour suprême a statué que les « acheteurs sous parapluie » étaient en droit d’intenter une action en dommages-intérêts contre les défenderesses relativement aux complots allégués de fixation des prix en raison de l’augmentation des prix dans l’ensemble du marché, même s’ils n’avaient pas acheté auprès des défenderesses. Les acheteurs sous parapluie sont les acheteurs qui acquièrent leurs produits directement ou indirectement auprès de vendeurs non parties au complot, mais qui prétendent néanmoins qu’on leur a imposé un prix majoré parce que la fixation des prix par les parties au complot a incité ces vendeurs à majorer eux aussi leurs prix.
  • La norme en matière de preuve à l'étape de l’autorisation. La méthode de l’expert que produisent les demandeurs au stade de l’autorisation n’a qu’à être suffisamment valable et acceptable pour établir qu’une perte a été subie par les acheteurs du niveau pertinent. Il n’est pas nécessaire que la méthode établisse que tous les membres du groupe proposé ont subi un préjudice ni qu’elle identifie les membres ayant subi un préjudice et ceux n’en ayant pas subi.

En raison de cette décision, nous nous attendons, en 2020 et à l’avenir, à ce que les réclamations des acheteurs sous parapluie fassent à l’avenir partie de la plupart des recours collectifs en matière de concurrence. Il en résultera probablement un accroissement de la taille et de la complexité des groupes visés par les recours collectifs, des défis considérables et complexes pour les demandeurs devant prouver le préjudice subi par les acheteurs sous parapluie et des coûts accrus pour les défendeurs tant au stade de l’autorisation qu’à celui de l’examen au fond. De plus, la décision pourrait avoir une incidence importante sur le montant éventuel des dommages-intérêts que devront verser les participants du marché au Canada.

Point de mire sur le secteur des télécoms

Le secteur canadien des télécommunications fait partie des secteurs dans lesquels le commissaire a annoncé avoir l’intention de « promouvoir et […] stimuler vigoureusement la concurrence »; nous nous attendons donc à ce que le Bureau continue d’être présent dans ce secteur.

Par exemple, en avril 2019, le Bureau a annoncé qu'il avait obtenu une ordonnance du tribunal pour poursuivre son enquête sur les déclarations potentiellement fausses et trompeuses de Bell Canada dans la promotion de ses services résidentiels.

En outre, plus tard dans l'année, le Bureau a annoncé sa recommandation que l’organisme de réglementation des télécommunications du Canada, le CRTC, adopte une politique sur les exploitants de réseau mobile virtuel (les « ERMV ») qui obligerait les principales entreprises de télécommunications (Bell, Rogers et Telus) à vendre un accès temporaire à leurs réseaux sans fil à de plus petites entreprises, dans le but d'inciter celles-ci à élargir leurs propres réseaux et à faire concurrence aux entreprises titulaires. Le Bureau a constaté que dans les régions où il existe des perturbateurs de services sans fil, les prix peuvent être de 35 à 40 % inférieurs, différence qui ne peut s'expliquer par d'autres variables comme la densité de population ou la qualité du réseau.

Compte tenu de l'examen en cours des services sans fil mobiles du CRTC, le secteur des télécommunications restera probablement au centre des préoccupations du point de vue de la concurrence. En outre, étant donné que la question du prix du service téléphonique mobile était un élément clé de la dernière plateforme électorale du parti libéral fédéral et qu'elle fera sans doute partie du programme législatif du gouvernement libéral pour l'économie numérique, il sera intéressant de voir dans quelle mesure le travail du Bureau de la concurrence s'alignera sur les changements législatifs potentiels.

Personnes-ressources

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