Bulletin

La Cour suprême du Canada autorise une fusion contestée sur le fondement des gains en efficience
Critères établis pour l'examen d'un fusionnement

Auteurs : John Bodrug, Charles Tingley, Jim Dinning et George N. Addy

Le 22 janvier 2015, la Cour suprême du Canada (Cour) a renversé une décision de la Cour d’appel fédérale (CAF) qui avait rejeté l’appel d’une ordonnance du Tribunal de la concurrence (Tribunal) forçant Tervita Corporation1 à se départir du site d’enfouissement de déchets dangereux Babkirk que celle-ci avait acquis dans le cadre de l’acquisition de Complete Environmental Inc. en janvier 2011.

En accord avec le Tribunal et la CAF, la Cour a déclaré que le fusionnement était vraisemblablement susceptible d’empêcher sensiblement la concurrence car, n’eut été celui-ci, le site Babkirk serait vraisemblablement devenu le seul concurrent de Tervita dans le marché en cause à l’intérieur d’une période de 27mois. Cependant, dans une décision rendue à la majorité, la Cour est arrivée à la conclusion que la défense fondée sur les gains en efficience invoquée dans les cas de fusionnements par ailleurs anticoncurrentiels s’appliquait à la preuve dont disposait le Tribunal. Comme le commissaire de la concurrence ne s’était pas acquitté du fardeau de quantifier les effets anticoncurrentiels du fusionnement, la Cour a déterminé que les gains en efficience établis découlant du fusionnement (quoique minimes) surpassaient et neutralisaient les effets anticoncurrentiels prouvés.

Cette affaire est la première contestation judiciaire complète menée aux termes des dispositions sur les fusionnements de la Loi de la concurrence (la « Loi ») depuis plus de dix ans, et c’est la première fois en près de vingt ans que la Cour se prononce sur les dispositions de fond en matière de fusionnement de la Loi.

La Cour fournit des indications importantes sur la façon d’envisager l’examen d’un fusionnement susceptible d’empêcher la concurrence future lorsque la défense fondée sur les gains en efficience est invoquée. La Cour a notamment confirmé les éléments suivants :

  • Afin de déterminer si un fusionnement est susceptible d’empêcher sensiblement la concurrence, le Tribunal doit effectuer une analyse prospective du paysage concurrentiel qui existerait vraisemblablement, n’eût été le fusionnement, et considérer tout particulièrement ce que les parties fusionnantes auraient vraisemblablement fait, n’eût été le fusionnement contesté. Cette analyse, qui « est en soi un exercice prédictif », doit être fondée sur la preuve et non pas sur des conjectures.
  • La défense fondée sur les gains en efficience doit être appliquée avec souplesse, mais le plus objectivement possible, de sorte que le commissaire a l’obligation de quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables et doit en tenir compte dans sa pondération. Seuls les effets ne pouvant être estimés sur le plan quantitatif seront pris en considération sur le plan qualitatif.
  • L’analyse des gains en efficience établis n’est pas assujettie au respect d’un seuil d’importance; la défense peut être retenue même si les gains sont négligeables -- par exemple, même s’il est établi que le fusionnement est vraisemblablement susceptible d’empêcher sensiblement la concurrence, si le commissaire ne s’acquitte pas de son fardeau de démontrer les effets anticoncurrentiels quantitatifs ou qualitatifs, comme ce fut le cas en l’espèce, la valeur de ces effets sera nulle aux fins de leur pondération par rapport aux gains en efficience établis, aussi négligeables ces derniers puissent-ils être.

Contexte

Tervita, une société de services de gestion de déchets de l’ouest du Canada, était propriétaire des deux seuls sites d’enfouissement sécuritaire de déchets dangereux pétroliers et gaziers en exploitation dans le nord-est de la Colombie-Britannique lorsqu’elle a fait l’acquisition de Complete Environmental en janvier 2011. Une filiale de Complete Environmental était propriétaire du site Babkirk et détenait un permis du ministère de l’Environnement de la Colombie-Britannique l’autorisant à y exploiter un site d’enfouissement sécuritaire de déchets dangereux pétroliers et gaziers. Toutefois, au moment de son acquisition par Tervita, Complete Environmental n’avait pas encore commencé la construction d’un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk.

La valeur de la transaction entre Tervita et Complete Environmental se situait bien au-dessous du seuil de préavis de fusionnement prévu par la Loi, mais le commissaire a tout de même contesté la transaction au motif que celle-ci aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence dans le marché de la fourniture de services d’enfouissement de déchets dangereux provenant de producteurs pétroliers et gaziers dans le nord-est de la Colombie-Britannique. Selon le commissaire, la transaction empêchait la venue d’un tiers sur le point de faire son entrée dans le marché, et la concurrence entre Tervita et ce dernier aurait entraîné une baisse des redevances de déversement pour les producteurs de déchets dangereux dans le marché en cause.

Tervita a soutenu que la fusion n’empêchait pas la concurrence étant donné que, n’eût été la vente à Tervita, les vendeurs envisageaient d’utiliser et auraient utilisé le site Babkirk pour y offrir un autre type de service de traitement des déchets dangereux (la biorestauration) qui n’aurait pas fait concurrence de manière importante à Tervita. Ainsi, selon Tervita, le fusionnement se trouvait à favoriser la concurrence en ce qu’il ajoutait de la capacité au marché en cause plus rapidement que cela n’aurait été le cas normalement. Tervita a aussi soutenu que la transaction donnait lieu à des gains en efficience qui, selon elle, venaient neutraliser tout effet anticoncurrentiel du fusionnement et justifiaient d’appliquer la défense fondée sur les gains en efficienceprévue par la loi.

Les décisions du Tribunal et de la CAF

Le Tribunal a conclu que le fusionnement proposé aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence dans le marché en cause. Bien qu’il eut abondé dans le sens de Tervita et conclu que le fusionnement n’entraînerait pas la disparition d’un concurrent existant ou d’un nouveau venu prêt à pénétrer le marché, le Tribunal a déclaré qu’il était raisonnable de conclure que, n’eût été du fusionnement, l’entreprise de biorestauration de Complete Environmental aurait connu l’échec et que, au plus tard au printemps 2013, Complete Environmental aurait commencé à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire en concurrence avec Tervita ou aurait vendu son entreprise à quelqu’un qui aurait fait de même. La CAF a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle il faut vérifier si la pénétration du marché ou la concurrence accrue que le fusionnement empêcherait prétendument aurait lieu « dans un délai raisonnable ». La CAF a précisé qu’un délai raisonnable doit être discernable, quoiqu’il ne requiert pas une date précise, et que le délai d’émergence de la concurrence qu’empêcherait le fusionnement est généralement plus court que celui dont a besoin un nouveau concurrent qui pénètre le marché.

Le Tribunal a également rejeté l’argument de Tervita selon lequel les gains en efficience découlant du fusionnement surpasseraient les effets anticoncurrentiels. Estimant que le Tribunal avait commis certaines erreurs de droit dans son analyse de la défense fondée sur les gains en efficience, la CAF a procédé à sa propre analyse dont elle a tiré une conclusion identique, à savoir que les gains en efficience propres au fusionnement étaient « négligeables » (ne représentant même pas « la rémunération annuelle d’un employé subalterne à temps partiel ») et ne pouvaient donc neutraliser les effets anticoncurrentiels, dont la perpétuation d’un monopole préexistant, que le commissairen’avait par ailleurs pas quantifiés.

La décision de la Cour

Analyse de l’empêchement sensible de la concurrence

La Cour a confirmé les décisions du Tribunal et de la CAF selon lesquelles le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence. Ce faisant, la Cour a précisé la portée de l’analyse prospective servant à déterminer si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence future.

Cadre d’analyse

La Cour a confirmé que, tout comme l’analyse de la diminution, l’analyse de l’empêchement « envisage l’état du marché, n’eût été le fusionnement, pour apprécier le paysage concurrentiel qui existerait vraisemblablement si le fusionnement n’avait pas eu lieu ». Cette analyse comporte deux étapes. La première consiste à déterminer l’entreprise —ou les entreprises — que le fusionnement empêcherait d’entrer dans le marché de manière indépendante. Le concurrent éventuel est habituellement une partie au fusionnement, mais la Cour n’exclut pas la possibilité qu’un fusionnement puisse empêcher un tiers d’entrer dans le marché. Dans un deuxième temps, le Tribunal doit établir si, n’eût été le fusionnement, le concurrent éventuel serait vraisemblablement entré dans le marché et, dans l’affirmative, si cette entrée aurait vraisemblablement eu pour effet de réduire ou de limiter la puissance commerciale de l’une ou des deux parties au fusionnement.

La période à examiner

En accord avec le Tribunal et la CAF, la Cour a statué que « s’il ne faut pas nécessairement une date précise » de l’entrée du concurrent éventuel dans le marché, le délai doit néanmoins être discernable et fondé sur une preuve du moment où la partie au fusionnement dont on aurait empêché l’entrée sur le marché aurait, de façon réaliste, pénétré le marché, n’eût été le fusionnement. La période visée par l’examen prospectif du Tribunal sera normalement fonction du délai de pénétration du marché compte tenu des obstacles à cette pénétration. Toutefois, plus l’examen porte loin dans le futur, moins il sera fiable, et il sera d’autant plus difficile d’établir que l’entrée dans le marché aurait « vraisemblablement » eu lieu, n’eût été le fusionnement. De plus, le délai de pénétration ne permet pas d’envisager au-delà de ce que la preuve appuie. Selon la Cour, le délai permettant d’établir des prédictions fiables variera nécessairement d’un secteur à l’autre. Par exemple, il sera probablement plus court dans un marché technologique dynamique que dans celui des sites d’enfouissement, où les délais d’obtention des permis nécessaires sont plus longs.

Fait à noter, la Cour a déclaré que les conclusions factuelles quant à ce qu’une société ferait ou ne ferait pas doivent reposer sur une preuve de la décision que la société prendrait, et non pas sur la décision que le Tribunal prendrait dans la même situation. Bien qu’elle ait souligné qu’il n’est pas permis au Tribunal de « conjecturer », la Cour s’est finalement rangée derrière l’analyse du Tribunal, qui s’appuyait sur plusieurs hypothèses au sujet de l’évolution du marché, notamment quant à l’exploitation du site d’enfouissement Babkirk dans l’avenir.

Examen de la défense fondée sur les gains en efficience

Lorsque le Tribunal conclut qu’un fusionnement entraîne un empêchement ou une diminution sensible de la concurrence, il ne peut rendre une ordonnance prévue par la Loi si les gains en efficience découlant du fusionnement surpasseront et neutraliseront ses effets anticoncurrentiels. Le Tribunal ne s’est sérieusement penché sur la défense fondée sur les gains en efficience qu’à une seule autre occasion. Comme il y a peu de jurisprudence, le débat reste largement ouvert sur la norme qu’il convient d’appliquer pour mesurer et pondérer les gains en efficience découlant d’un fusionnement. Dans une décision majoritaire, la Cour a infirmé les jugements du Tribunal et de la CAF qui rejetaient l’application de la défense fondée sur les gains en efficience. En déclarant la défense fondée sur les gains en efficience applicable à la preuve présentée au Tribunal, la Cour a fourni des indications utiles sur la façon d’évaluer et de pondérer les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels attribués au fusionnement dans les cas où cette défense est invoquée.

Méthodologie applicable à l’évaluation des gains en efficience

En accord avec des décisions antérieures du Tribunal et de la CFA, la Cour précise que plusieurs méthodes peuvent servir à déterminer si les gains en efficience découlant d’un fusionnement sont susceptibles de surpasser et de neutraliser les effets anticoncurrentiels, le Tribunal jouissant de la latitude requise pour décider en bout de ligne de la méthode à la lumière des circonstances propres à chaque fusionnement. Par exemple, le Tribunal peut exercer sa discrétion pour déterminer si les gains qui reviennent aux actionnaires dans le cadre d’un fusionnement sont plus importants (ou moins importants) que les pertes subies par les consommateurs. À cette fin, le Tribunal doit examiner l’ensemble des éléments de preuve quantitative et qualitative dont il dispose.

Le critère de la pondération

La Cour a statué que le commissaire a le fardeau de prouver l’existence des effets anticoncurrentiels du fusionnement, lesquels doivent être pondérés en fonction des gains en efficience établis. Afin que cette évaluation soit aussi objective que possible, et par souci d’équité pour les parties au fusionnement qui doivent établir les éléments de la défense (et donc connaître le niveau que doivent atteindre les gains en efficience pour surpasser les effets anticoncurrentiels), la Cour a jugé que le commissaire devait quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables qui selon lui découlent du fusionnement. Les estimations sont acceptables, mais elles doivent être fondées sur une preuve qui peut être attaquée et soupesée. Si les effets quantifiables ne sont pas quantifiés, ils ne pourront être examinés sur le plan qualitatif et leur valeur sera nulle. Seuls les effets anticoncurrentiels qui ne peuvent être quantifiés (par. ex. les diminutions de service ou de qualité) peuvent être évalués sur le plan qualitatif. Comme l’analyse mise sur l’objectivité, une importance moindre sera généralement accordée aux gains en efficience et aux effets anticoncurrentiels qualitatifs, ainsi que le souligne la Cour.

Dans la présente affaire, le commissaire n’a pas fourni au Tribunal une estimation quantitative des effets anticoncurrentiels qu’il attribuait au fusionnement. Selon la Cour, en l’absence d’une telle preuve, le Tribunal et la CAF n’auraient pas dû les prendre en considération sur le plan qualitatif ou leur accorder une valeur dans l’exercice de pondération. La Cour a donc attribué une valeur nulle aux effets anticoncurrentiels quantifiables du fusionnement (aucun effet anticoncurrentiel qualitatif n’a été établi), de sorte que les gains en efficience propres au fusionnement établis par les parties à celui-ci, quoique négligeables, ont suffi à surpasser et neutraliser les effets anticoncurrentiels dont on avait insuffisamment fait la preuve.

La Cour a souligné qu’il n’est pas nécessaire que les gains en efficience établis atteignent un seuil d’importance précis. Pour que la défense soit retenue, il suffit que les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels dans une certaine mesure.

La Cour reconnaît qu’il peut paraître paradoxal de retenir à l’égard d’un fusionnement anticoncurrentiel une défense fondée sur des gains en efficience relativement négligeables, en particulier lorsque le fusionnement perpétue un monopole. Toutefois, selon la Cour, les dispositions de la Loi autorisent ce résultat en raison des analyses distinctes visant l’empêchement sensible de la concurrence (article 92) et l’existence de gains en efficience (article 96). La quantification des effets anticoncurrentiels n’est nécessaire qu’aux fins de l’exercice de pondération qu’exige l’article 96.

Incidences

La décision de la Cour est susceptible d’entraîner des répercussions importantes pour les parties à un fusionnement visé par la Loi, dont les suivantes :

  • Les parties à un fusionnement peuvent maintenant compter sur le fait que l’analyse prospective menée dans les cas d’empêchement de la concurrence doit être fondée sur la preuve de décisions que les sociétés prendraient elles-mêmes, plutôt que sur les conjectures duTribunal. Toutefois, en soutenant l’analyse du Tribunal dans cette affaire, qui a tiré des conclusions relativement larges au sujet de l’échec probable de l’entreprise de biorestauration des vendeurs et de l’exploitation future d’un site d’enfouissement concurrent, la Cour confirme que les parties à un fusionnement devraient porter attention aux théories relatives aux effets anticoncurrentiels qui prévoient des scénarios autres que ceux prévus ou envisagés par les parties au moment du fusionnement.
  • Comme le commissaire a le fardeau de quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables lorsqu’est soulevée la défense fondée sur les gains en efficience, et compte tenu des délais et des frais que peut entraîner l’élaboration d’une telle preuve, il se pourrait que le commissaire se tourne plus tôt vers les parties au fusionnement pour obtenir des renseignements au sujet des gains en efficience possibles ou présumés, même si les parties n’ont pas encore invoqué de gains en efficience importants au moment en cause. Ainsi, à la suite de la décision de la Cour, le commissaire a déclaré que le Bureau de la concurrence envisagera les changements qui pourraient devoir être apportés à ses méthodes de collecte d’information à la suite de cette décision. Bien que peu de parties invoquent la défense fondée sur les gains en efficience, la décision de la Cour pourrait alourdir le processus d’examen d’un grand nombre de fusionnements.
  • Les parties à un fusionnement pourraient choisir d’invoquer la défense fondée sur les gains en efficience un peu plus souvent dans les cas de nature litigieuse, y compris certains qui ne sont peut-être pas clairement motivés par des gains en efficience, surtout lorsqu’il pourrait être difficile pour le commissaire de quantifier les effets anticoncurrentiels.

Cliquer ici pour consulter les motifs de la décision de la Cour.

1 Autrefois appelée CCS Corporation.

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