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Examen critique de la décision rendue dans l’affaire Mithaq

Auteurs : Aaron J. Atkinson et Brandon Orr

La récente décision rendue par le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario autorisant un placement privé comme mesure de défense dans le cadre d’une lutte pour le contrôle pourrait sonner le glas des offres publiques d’achat hostiles au Canada

Dans une décision déroutante intitulée Mithaq Canada Inc (Re), le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario (le « Tribunal ») a confirmé la légitimité d’un placement privé utilisé comme moyen de défense par une société cible. Réalisé en réaction à une offre d’achat hostile, le placement a privé les actionnaires de la possibilité d’accepter une offre assortie d’une prime. Au moment de l’offre, la société cible, Aimia Inc. (« Aimia »), était engagée dans une lutte acharnée pour son contrôle avec son principal actionnaire, Mithaq Capital S.P.C. (« Mithaq »). Le lancement d’une campagne « votez non » contre l’entièreté des membres du conseil d’administration d’Aimia en avril 2023 avait ouvert les hostilités, qui ont culminé, en octobre de cette même année, par la présentation, par Mithaq, d’une offre publique d’achat hostile visant Aimia. Au cours de cette lutte, Aimia avait dilué l’avoir de ses actionnaires de 24,9 % et avait offert des actions à des investisseurs ayant laissé entendre qu’ils n’avaient pas l’intention de déposer leurs actions en réponse à l’offre de Mithaq. Au terme d’une analyse en apparence rigoureuse des faits et de la question de savoir si le placement privé d’Aimia constituait un moyen de défense inapproprié conformément aux principes énoncés dans la décision intitulée Re Hecla Mining Company (l’« affaire Hecla »), le Tribunal a rendu une décision déconcertante qui a des répercussions importantes sur l’avenir des offres publiques d’achat non sollicitées.

Lutte pour le contrôle

Aimia et Mithaq avaient un historique déjà chargé remontant à 2022, époque à laquelle Mithaq avait cherché à faire part de ses préoccupations à la direction d’Aimia. Alléguant qu’Aimia n’avait aucun égard pour l’avis de ses actionnaires, Mithaq avait organisé une campagne « votez non » en avril 2023, ce qui a mis en branle cette lutte pour le contrôle dont le point culminant a été le lancement de l’offre publique d’achat hostile de Mithaq au mois d’octobre.

Après l’assemblée annuelle des actionnaires d’Aimia tenue en avril, Mithaq a modifié sa déclaration selon le système d’alerte afin d’indiquer, notamment, de façon explicite la possibilité d’une offre publique d’achat relativement à son placement dans Aimia. En particulier, Mithaq a fait savoir qu’elle pourrait « lancer ou formuler des propositions ou des offres privées ou publiques visant Aimia, y compris une offre publique d’achat » [traduction]. Un peu plus d’un mois plus tard, le 25 mai, Mithaq a porté sa participation de 19,9 % à 30,96 % par voie d’acquisition d’actions privée et a déposé une déclaration selon le système d’alerte réitérant la possibilité d’une offre publique d’achat.

Moins de trois semaines plus tard, dans un rapport daté du 5 juin, la direction d’Aimia a mis le conseil d’administration de la société au fait d’un placement privé éventuel qui « permettrait d’établir un solide rempart protégeant [Aimia] contre les attaques de prédateurs opportunistes tentant de la déconcentrer » [traduction]. Le 6 juin, Mithaq a remis une lettre à Aimia lui indiquant qu’elle envisageait différentes options concernant son placement dans celle-ci, notamment l’acquisition d’actions supplémentaires par l’intermédiaire d’une offre publique d’achat. Le jour suivant, le conseil d’administration d’Aimia a adopté un plan de droits des actionnaires et a déclaré publiquement l’avoir fait directement en réponse aux « multiples tentatives [de Mithaq] visant à acquérir le contrôle effectif d’Aimia » [traduction].

Entre les mois de mai et d’octobre, les parties ont intenté différentes poursuites judiciaires l’une contre l’autre, et Aimia a notamment menacé de déposer une requête en injonction en mai afin d’empêcher Mithaq de prendre les mesures indiquées dans sa déclaration selon le système d’alerte, notamment l’acquisition d’actions supplémentaires. Le 3 octobre, Mithaq a annoncé son intention d’effectuer une offre entièrement en espèces à l’égard des actions ordinaires en circulation d’Aimia et a officiellement lancé l’offre le 5 octobre. Le 13 octobre, alors que le comité spécial du conseil d’administration d’Aimia (le « Comité spécial ») était encore en train d’examiner l’offre de Mithaq, Aimia a annoncé qu’elle avait l’intention de réaliser un placement privé. Aimia a déclaré que l’opération faisait suite à de longues négociations échelonnées sur un mois à la suite desquelles l’approbation de la Bourse de Toronto avait été obtenue le 28 septembre.

Le 17 octobre, Mithaq a déposé une requête auprès du Tribunal afin d’obtenir, entre autres choses, une ordonnance d’interdiction d’opérations relativement au placement privé au motif qu’il s’agissait d’un moyen de défense inapproprié dont l’objectif était de faire échouer son offre. À la suite de la tenue d’une audience accélérée le 19 octobre, le Tribunal a autorisé la réalisation du placement privé de façon provisoire conditionnellement à l’engagement d’Aimia de dénouer l’opération si le Tribunal en venait à déterminer que l’opération en question constituait un moyen de défense inapproprié.

Les conclusions du Tribunal

En dépit de sa conclusion selon laquelle le placement privé constituait une mesure de défense et nuisait de façon considérable à la capacité de Mithaq de voir respectée la condition de dépôt minimal prévue aux termes de son offre, le Tribunal a déterminé que le placement privé était permis. À son avis, même si le placement privé comportait un caractère défensif, il avait pour objectif principal de répondre au besoin de financement « impérieux et immédiat » [traduction] d’Aimia. Cette conclusion semble discutable si l’on tient compte des éléments de preuve soumis, lesquels, lorsqu’ils sont analysés dans le contexte général d’une lutte pour le contrôle de la société, laissent plutôt croire que l’objectif principal du placement privé était d’« ériger un rempart » [traduction] en guise de protection contre Mithaq, perçue comme un « prédateur opportuniste » [traduction], et que l’objectif d’amasser des fonds afin de financer les occasions d’investissement futur non planifiées et les sorties de fonds des 24 prochains mois n’était qu’un objectif accessoire qui ne répondait absolument pas à un besoin de financement immédiat.

Signification d’un besoin de financement « immédiat »

Dans le cadre de son examen du placement privé afin de déterminer s’il s’agissait d’un moyen de défense inapproprié, le Tribunal devait trancher la question de savoir si l’opération avait été prévue principalement pour répondre au besoin de financement « impérieux et immédiat » [traduction] d’Aimia. Contrairement à l’affaire Hecla, dans le cadre de laquelle l’émetteur était dans une « situation financière désespérée » [traduction] et ne disposait pas de fonds suffisants pour assurer la continuité de son exploitation, ou à l’affaire AbitibiBowater inc. c Fibrek inc., dans le cadre de laquelle un placement privé à effet dilutif avait fait l’objet d’une ordonnance d’interdiction d’opérations car l’émetteur n’était pas en mesure de démontrer son « besoin pressant » [traduction] de capitaux, dans le cas présent, le Tribunal a conclu que le mot « immédiat » [traduction] ne sous-entend pas la notion d’urgence; ce mot signifie simplement qu’un besoin existe « actuellement » [traduction] et, donc, qu’un émetteur peut effectuer des projections sur un horizon de 12 à 24 mois lorsqu’il doit déterminer s’il a un besoin de financement impérieux et immédiat.

Le Tribunal a considéré à juste titre que l’entreprise d’Aimia était une société de portefeuille de placements. Il a cependant attribué une importance disproportionnée à cet aspect, ce qui semble l’avoir embrouillé dans sa capacité à envisager le placement privé dans un contexte plus large, c’est-à-dire comme s’inscrivant dans une série d’événements liés à une course pour le contrôle de la société. En réalité, Aimia avait conclu la dernière de ses deux acquisitions projetées en mai 2023, avant la publication du rapport de la direction le 5 juin qui prévoyait l’établissement d’un « solide rempart » [traduction] et décrivait l’un des objectifs du placement privé comme un moyen de se soustraire au comportement « déconcentrant » [traduction] de Mithaq afin de permettre à la société, ultérieurement, de mobiliser des capitaux d’emprunt si des occasions de réaliser des opérations se présentaient.

Même s’il aurait pu être préférable pour Aimia de disposer de liquidités supplémentaires lui permettant de saisir des occasions de placement inattendues, cette préférence peut difficilement être caractérisée comme étant un besoin de financement impérieux et immédiat, en particulier si nous la comparons avec la norme appliquée dans l’affaire Hecla. Au moment où Aimia a entrepris les négociations relatives au placement privé, elle disposait d’ailleurs de 64 millions de dollars en liquidités, dont une tranche de 7 millions de dollars pouvait être mise à sa disposition immédiatement par sa société mère, ce qui représente plus du double du montant de 3 millions de dollars dont elle avait besoin pour les sorties de fonds des douze mois suivants.

Raison de croire que l’offre pourrait être imminente

Pour déterminer si Aimia avait des raisons de croire qu’une offre pouvait être imminente (might be en anglais), le Tribunal a décrit le critère approprié prévu dans la version anglaise de l’Instruction générale canadienne 62-202 sur les mesures de défense contre une offre publique d’achat (l’« Instruction générale 62-202 »), mais a ensuite décidé d’appliquer un autre critère. Curieusement, le Tribunal a tenu compte des circonstances dans lesquelles un conseil d’administration aurait des raisons de croire qu’une offre est imminente, et non dans lesquelles elle pouvait être imminente (la décision renferme de multiples mentions du verbe « être » conjugué au passé de l’indicatif (was) ou au présent de l’indicatif (is) dans ce contexte). Par conséquent, le Tribunal a conclu que le conseil d’administration d’Aimia n’avait pas, avant le 3 octobre 2023, date à laquelle Mithaq a annoncé son intention de réaliser une offre publique d’achat, de raisons suffisantes de croire qu’une offre était imminente. Le Tribunal semble ne s’être jamais demandé à quel moment le conseil d’administration d’Aimia aurait eu des raisons de croire qu’une offre pouvait être imminente.

Cette conclusion a mené le Tribunal à conclure que le conseil d’administration d’Aimia ne pouvait pas avoir des raisons de croire que l’offre de Mithaq pouvait être imminente, et donc que les principes figurant dans l’Instruction générale 62-202 ne trouvaient pas application, au cours de la période commençant au moment du dépôt, en avril, par Mithaq de sa déclaration selon le système d’alerte (qui présentait l’offre publique d’achat comme une option que Mithaq pouvait envisager); ou, en juin, lorsque la direction a présenté un rapport au conseil d’administration d’Aimia indiquant qu’un placement privé protégerait Aimia contre les « prédateurs opportunistes » [traduction]; ou encore lorsque Mithaq a réitéré la possibilité d’une offre publique d’achat dans sa lettre à Aimia datée du 6 juin; ou bien encore lorsque Aimia a mis en œuvre une pilule empoisonnée explicitement en réponse aux « multiples tentatives [de Mithaq] visant à acquérir le contrôle effectif d’Aimia » [traduction]. En dépit des conclusions du Tribunal, les renseignements qui précèdent semblent amplement indiquer que le conseil d’administration avait des raisons de croire qu’une offre pouvait être imminente avant l’annonce publique faite par Mithaq le 3 octobre. Fait intéressant, même si dès le mois de juin Aimia faisait mention des « multiples tentatives [de Mithaq] visant à acquérir le contrôle effectif d’Aimia » [traduction], le Tribunal a fait abstraction de la série d’événements s’inscrivant dans la lutte pour le contrôle de la société.

Le Tribunal a également indiqué que la période de quatre mois écoulée entre la lettre d’avertissement transmise par Mithaq à Aimia le 6 juin et le début de l’offre publique d’achat de Mithaq était trop longue pour que quiconque puisse conclure qu’une offre était imminente. Difficile de passer sous silence l’incongruité d’une conclusion selon laquelle, dans un contexte de financement, le mot « immédiat » désigne tout moment au cours d’une période aussi longue que 24 mois, tandis que, dans le contexte de l’Instruction générale 62-202, le mot « imminent » désigne plutôt une période de moins de quatre mois.

Processus imparfait du Comité spécial et avis inhabituel

Le Tribunal s’est montré critique envers le processus du Comité spécial, précisant que son « travail n’avait pas été réalisé de façon aussi complète qu’il aurait pu l’être » [traduction]. Plus particulièrement, le Tribunal a noté que le Comité spécial avait omis d’examiner les renseignements fournis par son conseiller financier au sujet de la mesure dans laquelle le placement privé pouvait nuire au droit des actionnaires de faire un choix, sans nécessairement éliminer un tel droit, et omis de se demander s’il était possible de modifier le placement privé de façon à ce qu’il soit compatible avec l’offre de Mithaq.

Toutefois, le Tribunal a soutenu qu’il devait procéder avec précaution dans le cadre de son examen du travail effectué par le Comité spécial, l’affaire Hecla ayant établi que le Tribunal devait faire preuve d’une grande déférence à l’égard des administrateurs qui respectent des processus de gouvernance appropriés. Bien qu’il ait auparavant établi, dans sa décision, que l’omission du conseil d’administration de se pencher sur la question ou de prendre note d’un besoin de financement important vers le début de l’année 2023 ferait « sourciller dans une perspective de gouvernance » [traduction], le Tribunal a conclu que les lacunes observées dans le travail du Comité spécial et du conseil d’administration n’avaient pas eu suffisamment de conséquences pour infléchir sa décision à cet égard.

Il aurait également fallu tenir compte du fait que le Comité spécial n’a obtenu aucun avis consultatif financier selon lequel Aimia avait besoin de capitaux supplémentaires (tel que le conseil d’administration d’Aimia l’a fait en obtenant l’avis de Clarus). Le conseiller financier du Comité spécial a simplement conclu dans son avis qu’une « injection de capitaux était justifiée » [traduction]. Le Tribunal a déterminé que cet avis corroborait un besoin de financement préexistant. Il aurait probablement été plus juste d’interpréter l’avis comme indiquant simplement que le financement pouvait être justifié, pas qu’il était requis ni qu’il était essentiel.

De quelle façon les actionnaires ont-ils bénéficié du placement privé?

Pour déterminer si le placement portait une « atteinte manifeste » [traduction] aux droits des actionnaires, le Tribunal a appliqué les critères énoncés dans l’Instruction générale 62-202, notamment la question de savoir « si le placement privé comporterait des avantages pour les actionnaires d’Aimia » [traduction], et il a conclu, sans procéder à une analyse approfondie, que les actionnaires bénéficiaient du placement privé.

Le Tribunal a reconnu qu’un afflux de capitaux en faveur d’un émetteur ne favorise pas toujours les actionnaires, et ce, possiblement parce qu’une telle situation résulte d’une émission d’actions causant une dilution excessive. Il a cependant établi que, dans le cas présent, le placement privé était, en fin de compte, à l’avantage des actionnaires d’Aimia, mais il n’a fourni aucun détail sur la façon dont ceux-ci en bénéficiaient. Il s’est plutôt presque exclusivement contenté de rejeter l’allégation de Mithaq selon laquelle le placement privé ne favorisait pas les actionnaires, car les actions étaient émises à escompte par rapport au cours du marché. Le Tribunal a fait remarquer à juste titre qu’il n’était pas nécessaire que les actions soient émises au cours du marché ou au-dessus du cours du marché dans le cadre d’un placement privé pour que les actionnaires en tirent un avantage, mais il n’a pas étayé son analyse et a évoqué des avantages, sans toutefois ne jamais les préciser, pour en venir à la conclusion que les répercussions négatives du placement privé sur les forces en jeu dans le cadre de l’offre étaient justifiées compte tenu du fait que « les avantages conférés aux actionnaires d’Aimia compensaient favorablement de telles répercussions » [traduction].

Nécessité d’adopter une nouvelle norme d’intérêt public

Le Tribunal a indiqué qu’une norme inappropriée pourrait avoir été appliquée dans l’affaire Hecla relativement à la compétence du Tribunal en matière d’intérêt public. Dans cette affaire, il a été établi qu’un placement privé peut être bloqué seulement lorsqu’il y a « une atteinte manifeste aux droits des actionnaires de la société cible et/ou aux marchés financiers » [traduction]. Le Tribunal a toutefois laissé entendre que, compte tenu des modifications apportées en 1994 à la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario), qui indiquent que la législation vise à protéger les investisseurs contre des pratiques « déloyales » et à favoriser des marchés financiers « justes », il pourrait être pertinent de modifier la norme applicable dans le cadre de l’évaluation du caractère approprié des placements privés utilisés comme moyen de défense. Étant donné qu’aucune des parties n’a prétendu qu’une autre norme devait être appliquée, le Tribunal a laissé la porte ouverte à tout autre initiateur souhaitant faire valoir à l’avenir que la norme utilisée dans l’affaire Hecla devrait être plus souple que la norme d’« atteinte manifeste » sur laquelle le Tribunal devait ultimement se fonder dans le cadre de cette décision.

Le commentaire formulé par le Tribunal, sans qu’on lui en fasse la demande, quant au choix de la norme appropriée laisse croire qu’il pourrait s’être senti coincé par la norme d’« atteinte manifeste » au moment de rendre sa décision. Ses états d’âme à cet égard sont toutefois injustifiés dans le cas présent. Il n’était probablement même pas nécessaire qu’il en vienne à se demander si le placement privé devait être jugé en fonction de la norme d’« atteinte manifeste » ou de la norme fondée sur le « caractère équitable ». Cette question a déjà été abordée par les autorités en valeurs mobilières dans l’Instruction générale 62-202, laquelle prévoit, en effet, qu’une émission de titres représentant un pourcentage significatif des titres en circulation de la société cible lorsqu’une offre pourrait être imminente constitue une atteinte si elle risque d’empêcher les actionnaires de répondre à une offre. Telle était la conclusion dans le cas présent, mais l’affaire Hecla nous indique que, dans un contexte de financement, l’analyse ne s’arrête pas là. Le juge doit comparer les répercussions éventuelles sur le droit des actionnaires de faire un choix avec les objectifs d’entreprise visés par le placement privé. Une fois cela fait, il n’y a pas lieu de refaire l’analyse à la lumière de la question d’atteinte. Le Tribunal a accompli son travail lorsqu’un juste équilibre a été trouvé.

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