Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (les « ACVM ») ont publié, le 11 juin 2018, l’Avis 46-308 du personnel des ACVM, Incidences de la législation en valeurs mobilières sur les émissions de jetons (l’« Avis 2018 », publié en anglais) qui fournit des précisions qu’on attendait depuis longtemps sur le point de vue des ACVM à l’égard des émissions de jetons, communément appelées premières émissions d’une cryptomonnaie (les « PEC », initial coin offerings, ou « ICO » en anglais). Bien qu’il contienne peu d’éléments nouveaux pour ceux qui gravitent autour des cryptomonnaies, l’Avis 2018 est tout de même encourageant en ce sens qu’il montre que les ACVM surveillent de près l’évolution de cette industrie. Cependant, l’Avis 2018 ne réussit pas à fournir des paramètres clairs pour les PEC à venir et ne s’arrime toujours pas aux énoncés récents du personnel de la Securities and Exchange Commission (la « SEC ») des États-Unis qui s’est prononcée sur le traitement qu’il compte accorder aux PEC déjà réalisées.
Les ACVM brident les PEC visant à réunir des capitaux
Il s’agit de la seconde déclaration des ACVM sur l’applicabilité de la législation en valeurs mobilières aux émissions de jetons et elle est formulée plus d’un an après la publication de l’Avis du personnel des ACVM 46-307, Les émissions de cryptomonnaies (l’« Avis 2017 », publié en anglais). Comme nous l’avions alors mentionné dans notre commentaire, l’Avis 2017 ébauchait le point de vue du personnel des ACVM sur l’applicabilité de la législation en valeurs mobilières aux émissions de jetons, celui-ci ayant indiqué que les émissions seraient évaluées au cas par cas afin de déterminer si la cryptomonnaie ou le jeton constituait un « contrat d’investissement » auquel la législation canadienne en valeurs mobilières devait s’appliquer. Cependant, l’Avis 2017 portait principalement sur les situations dans lesquelles la législation canadienne en valeurs mobilières était susceptible de s’appliquer et ne fournissait pas d’indication sur les types d’émissions qui échapperaient à l’application du régime, hormis l’exemple limité d’un jeton servant à jouer à un jeu vidéo.
Par contraste, l’Avis 2018 traite en détail du concept-clé de « jeton utilitaire », à savoir un jeton qui a une ou plusieurs fonctions particulières, comme celle de permettre à son porteur d’accéder à des services ou à des actifs basés sur la technologie de la chaîne de blocs, ou d’acheter de tels services ou actifs. De nombreux intervenants du secteur ont fait valoir que les jetons utilitaires devraient être soustraits à l’application de la législation en valeurs mobilières. L’Avis 2018 dresse une liste de 14 caractéristiques courantes des émissions de jetons qui ont une incidence sur l’analyse qui est faite par le personnel au moment de déterminer si l’on se trouve ou non en présence d’un contrat d’investissement. Les indications fournies articulent des concepts techniques d’une manière qui devrait contribuer à dissiper une partie à tout le moins de l’incertitude relative à la réglementation qui plane sur les participants qui évoluent dans ce secteur. Sont présentés ci-après les principaux éléments de l’Avis 2018.
La fonction « utilitaire » n’est pas en soi déterminante. Au cours de la dernière année, de nombreuses entreprises qui souhaitaient réaliser une PEC ont présenté leurs jetons comme des « jetons utilitaires » dans l’espoir de soustraire l’émission à la réglementation en valeurs mobilières. Cependant, ainsi que l’ont confirmé les ACVM, le simple fait qu’un jeton permet d’accéder à une plateforme basée sur la chaîne de blocs, d’acheter des biens ou des services ou d’effectuer une fonction annoncée non liée à un investissement n’est pas en soi déterminant quant à la question de savoir si on se trouve en présence d’un contrat d’investissement. Lorsque l’objectif de la PEC ou autre émission est de réunir des capitaux, cela pourrait signaler que l’acheteur investit dans une entreprise en développement. Même dans les cas où la mobilisation de capitaux n’est pas l’objectif déclaré, l’analyse des ACVM tiendra compte de la prééminence de la substance sur la forme, et évaluera l’émission en tenant compte du contexte économique de l’émission dans son ensemble.
Attente des acheteurs. Tant les ACVM que la SEC ont déclaré que la majorité des émissions de jetons qu’elles avaient examinées consistaient, en fait, en des placements de titres. Comme les approches adoptées par ces organismes de réglementation à l’égard des PEC sont généralement en phase, on ne s’étonne pas que l’Avis 2018 fasse écho aux lignes directrices récentes de la SEC et mette les émetteurs en garde contre le fait de créer une expectative de profit lorsqu’ils structurent leurs offres de jetons et en font la promotion. Par exemple, les jetons pourraient être considérés comme des titres si la commercialisation cible des personnes qui, selon toute attente raisonnable, ne devraient pas utiliser le produit, ou si des déclarations qui laissent entendre qu’un marché secondaire se formera ou que la valeur des jetons augmentera sont faites de façon officielle ou officieuse. Plus tôt cette année, nous avons publié un bulletin faisant état de mesures similaires prises par la SEC à l’encontre de PEC non conformes à la réglementation. On retrouve plusieurs de ces mesures dans l’Avis 2018 des ACVM.
Plus « jeton utilitaire » que « titre ». L’une des sections les plus utiles de l’Avis 2018 pour les entrepreneurs réside dans une liste de cinq caractéristiques que les ACVM présentent comme étant susceptibles de réduire la probabilité qu’un jeton soit considéré comme un placement de titre :
- les jetons ont une valeur fixe qui ne change pas en fonction de facteurs non commerciaux
- les jetons sont distribués gratuitement
- l’offre de jetons est continue ou illimitée
- les jetons ne sont pas fongibles ni interchangeables, chaque jeton ayant ses caractéristiques uniques
- l’offre fait, clairement et de façon constante, la promotion du jeton d’une manière qui favorise l’utilité du jeton et non sa valeur d’investissement.
Largages de jetons et émissions de jetons gratuits. Comme nous le mentionnions dans notre article de mars 2018, le « largage » de jetons, ou la distribution de jetons gratuits, a gagné en popularité comme moyen de diffuser ses jetons sans qu’il y ait investissement de fonds. Cependant, aux États-Unis, des commentateurs ont avancé qu’il serait possible de considérer la fourniture de renseignements personnels (comme le nom ou l’adresse courriel de l’acheteur) comme un investissement de valeur, ce qui transformerait la diffusion des jetons en placement de titres. L’Avis 2018 laisse entendre que les ACVM ne partagent pas ce point de vue, dans la mesure où aucune somme d’argent n’est investie. Cela dit, les ACVM mentionnent que, lorsqu’il y a distribution de jetons dans le cadre de la vente de produits ou de services connexes ou secondaires, les autorités de réglementation peuvent aller « au-delà » de la distribution de jetons pour vérifier si une somme d’argent est investie et, le cas échéant, déterminer que l’opération est un placement de titres.
Livres blancs, pré-minage et nombre limité de jetons. L’Avis 2018 laisse entendre que les ACVM se montreront moins favorables aux émissions visant des jetons dont la livraison est différée ou dont la technologie sous-jacente est en cours de développement, car de telles situations pourraient signaler un élément de spéculation. De plus, selon les ACVM, l’un des critères permettant de déterminer si l’on est en présence d’un contrat d’investissement, à savoir l’existence d’une entreprise commune, pourrait être rempli dans le cas où une équipe centrale identifiable est nécessaire pour assurer la gestion, le développement ou l’entretien de la plateforme, ou dans celui où la direction conserve un nombre significatif de jetons (par exemple, lorsqu’un nombre important de jetons sont « pré-minés »). Dans un énoncé général, les ACVM préviennent que les cryptoactifs comportant un nombre limité de jetons pourraient créer une expectative de profit chez les acheteurs, car une demande accrue de jetons devrait entraîner une augmentation des prix. À l’inverse, le fait de permettre à un acheteur d’acquérir plus de jetons qu’il ne peut, selon toute attente raisonnable, en utiliser sur la plateforme pourrait amener les ACVM à conclure que jetons ont été acquis comme investissement et non pour une utilisation personnelle.
Échanges décentralisés et absence de consentement à l’inscription à la cote. Les jetons sont souvent basés sur des normes établies, comme la norme Ethereum ERC20. Il peut arriver que leur négociation sur des marchés secondaires soit autorisée sans le consentement de l’émetteur des jetons. Les ACVM ont indiqué que l’absence de contrôle d’un émetteur sur les opérations effectuées sur le marché secondaire n’entre généralement pas en ligne de compte dans l’évaluation qu’elles font de la présence ou de l’absence d’une expectative de profit.
Les jetons remis à une date ultérieure aux termes d’un « accord simple pour des jetons futurs » (simple agreement for future tokens, ou « SAFT » en anglais) pourraient être considérés comme des titres. Dans notre article de mars 2018, nous nous penchions sur les émissions de jetons structurées en plusieurs étapes. L’Avis 2018 confirme que l’emploi de structures comme des SAFT n’empêchera pas les ACVM de considérer les jetons livrés à une étape ultérieure comme des titres et que les ACVM examineront toute émission en fonction de la législation en valeurs mobilières sans égard l’utilisation d’une SAFT. D’ailleurs, l’Avis 2018 précise que « [l]e recours à une opération à plusieurs étapes dans le but de contourner la législation en valeurs mobilières sera pour [les ACVM] un sujet de préoccupation. »
Pendant ce temps à la SEC : Titre un jour, titre toujours?
Le 14 juin dernier, à l’occasion d’une conférence sur les cryptomonnaies tenue à San Francisco, William Hinman, directeur de la division du financement des entreprises de la SEC, a confirmé ce que les tenants des cryptomonnaies affirment depuis un bon moment déjà : à savoir, que ni les bitcoins ni les jetons ether d’Ethereum ne sont des valeurs mobilières. Les déclarations publiées de M. Hinman sont venues clarifier la position de la SEC à l’égard des jetons basés sur la chaîne de blocs : bien que les actifs numériques ne soient rien de plus qu’un code, la façon dont ils sont vendus — par exemple en tant qu’investissement, à des non-utilisateurs ou par des promoteurs en vue du financement d’une entreprise — peut signaler l’existence d’un contrat d’investissement conforme au test élaboré dans l’arrêt Howey rendu par la Cour suprême des États-Unis, selon lequel les opérations qui remplissent les critères du contrat d’investissement sont considérées comme des placements de titres. En conséquence, ces jetons sont soumis à législation en valeurs mobilières des États-Unis. Cependant, M. Hinman a aussi ajouté que même dans les cas où l’émission initiale d’un actif numérique est considérée comme un placement de titres, une fois que le réseau sur lequel le jeton doit fonctionner atteint un niveau suffisant de décentralisation – c’est-à-dire lorsque, selon toute attente raisonnable, les acheteurs ne comptent plus sur les efforts de gestion ou de développement essentiels d’une personne ou d’un groupe de personnes – l’actif numérique pourrait cesser d’être un contrat d’investissement. En ce sens, l’analyse visant à déterminer si une cryptomonnaie est ou non une valeur mobilière n’est pas fixée dans le temps et ne dépend pas de l’instrument lui-même, ce qui laisse entendre qu’un actif numérique d’abord considéré comme un titre pourrait ultérieurement cesser de l’être.
Comme les autorités en valeurs mobilières du Canada et des États-Unis ont, dans le passé, accordé un traitement similaire aux jetons basés sur la chaîne de blocs, les déclarations de M. Hinman pourraient être indicatives des types de PEC que les ACVM s’efforceront de réglementer. Comme en fait état l’Avis 2018, le personnel des ACVM surveille activement les PEC afin de repérer les manquements passés, actuels et potentiels à la législation en valeurs mobilières. Il sera intéressant de voir si les ACVM tiendront compte également de la nature décentralisée des plateformes basées sur la chaîne de blocs qui ont émis des jetons dans le passé susceptibles d’être des valeurs mobilières, ou si elles opteront pour une approche réglementaire plus musclée que celle vers laquelle semble tendre la SEC. Des lignes directrices claires contribueraient à conférer aux innovations canadiennes les mêmes avantages réglementaires que ceux dont bénéficient leurs contreparties au sud de la frontière.