Bien qu’il ait adopté le travail à distance depuis le début de la pandémie de COVID-19, le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») n’a pas pour autant ralenti ses activités ni infléchi ses mesures d’application de la loi, qui demeurent vigoureuses. Le dernier discours du commissaire de la concurrence (le « commissaire ») et les efforts déployés récemment par le Bureau en matière d’application de la loi mettent en lumière l’importance qui continue d’être accordée à l’application proactive du droit de la concurrence, en particulier dans les secteurs du numérique et des technologies. Dans le présent bulletin, nous nous penchons sur quelques faits nouveaux importants et leurs incidences pour les entreprises qui exercent des activités au Canada.
Le discours du commissaire et le plan annuel du Bureau confirment l’importance accordée à l’application de la loi dans le secteur du numérique
Dans un discours prononcé à la fin d’octobre, le commissaire a réitéré la nécessité de redoubler de vigilance et de maintenir les mesures antitrust aussi bien pendant qu’après la pandémie, tout particulièrement dans le secteur du numérique. Le commissaire Boswell a fait référence au plan annuel du Bureau pour l’exercice 2020/2021, dans lequel est soulignée l’intention du Bureau d’« augmenter l’application proactive de la loi » et d’«utiliser tous les outils disponibles pour lutter contre les activités anticoncurrentielles ».
Application proactive de la loi
Les outils d’application de la loi dont le Bureau disposera devraient comprendre les demandes d’injonction (utilisées avec une certaine constance dans les dossiers de fusion, mais aussi, plus récemment, dans un dossier de publicité), l’envoi de lettres d’avertissement et l’élaboration d’algorithmes et de technologies d’intelligence artificielle (l’« IA ») pour détecter, par exemple, de possibles truquages des offres dans les marchés publics, ainsi que les fusions ou les acquisitions qui sont susceptibles de poser problème, mais dont la valeur se situe sous les seuils financiers à partir desquels il est obligatoire de remettre un avis au Bureau. Le commissaire a ainsi mentionné la volonté du Bureau d’élaborer un algorithme qui permettrait de repérer les fusions et les acquisitions qui n’ont pas fait l’objet d’un avis avant la clôture, et nous pensons que le Bureau pourrait faire usage de ces outils pour surveiller diverses sources publiques, y compris les médias sociaux et les documents déposés auprès des autorités de réglementation.
De plus, ayant récemment mis sur pied une unité du « renseignement » sur les fusions à l’automne 2019, le Bureau compte maintenant en créer une sur les pratiques monopolistiques, dont l’objectif « [d’]examiner et [d‘]analyser les tendances dans le marché afin de décourager les comportements anticoncurrentiels avant qu’ils ne se produisent ». On s’attend à ce que cette unité du renseignement ait davantage recours à l’IA pour surveiller le marché et qu’elle fasse appel à la coopération et à l’échange d’information avec ses homologues internationaux. De fait, le Bureau a récemment annoncé qu’il avait conclu avec cinq organismes un nouvel accord multilatéral qui devrait contribuer à améliorer leurs efforts collectifs de coopération.
Secteurs ciblés
Selon son plan annuel, le Bureau a l’intention de concentrer ses efforts d’application de la loi sur « des secteurs clés de l’économie, comme les services numériques, le marketing en ligne, les services financiers et les infrastructures », et il s’engage à « à faire progresser vigoureusement l’application de la loi », en particulier dans l’économie numérique.
- Infrastructures. Dans son plan annuel, le Bureau a expliqué qu’il comptait faire avancer son « outil de détection du truquage d’offres à l’aide des données des marchés publics » (reprenant en cela une approche adoptée par d’autres autorités antitrust internationales) et continuer à faire la promotion de sa ligne téléphonique de dénonciation du truquage des offres, qui a permis de recueillir 71 dénonciations au cours de l’exercice précédent (2018/2019). L’attention que le Bureau porte aux infrastructures n’étonne pas étant donné que, selon les mots du commissaire, on peut s’attendre à une hausse importante des marchés publics qui viendront soutenir les mesures de relance après la pandémie, et que le Bureau a récemment obtenu un certain nombre de reconnaissances de culpabilité à des infractions de truquage des offres dans le secteur des infrastructures.
- Numérique. L’importance que le Bureau accorde au numérique ressort clairement des objectifs d’application de la loi de l’ICPEN (l’« International Consumer Protection Enforcement Network »), réseau international d’autorités de protection des consommateurs dont le Bureau assume la présidence depuis juillet dernier. Le Bureau a fait état de son intention de concentrer son mandat à l’ICPEN à « [l’]exploration des avantages de l’IA comme outil d’enquête, ainsi que des façons dont les entreprises pourraient l’utiliser pour tromper les consommateurs » et à l’examen « des préoccupations en matière de confidentialité des données et de la responsabilité des tiers relativement aux plateformes numériques ».
- Santé et télécommunications. Le Bureau a indiqué qu’il entendait continuer à « promouvoir la concurrence, particulièrement dans les secteurs de la santé et des télécommunications, en travaillant avec les décideurs politiques et les organismes de réglementation pour fournir des recommandations fondées sur des données probantes qui améliorent les résultats concurrentiels ». On constate déjà ces efforts de promotion depuis le lancement d’une « étude de marché » sur les initiatives de transformation numérique du secteur des soins de santé dans le cadre de laquelle le Bureau sollicite le point de vue des parties prenantes sur les obstacles qui freinent l’innovation et la croissance dans ce secteur. Le Bureau, qui a reçu plus de 30 mémoires provenant de parties prenantes d’horizons divers, devrait publier un rapport préliminaire résumant les commentaires recueillis. Outre l’étude de marché, le Bureau a récemment présenté un mémoire au gouvernement de l’Ontario sur les avantages que l’interopérabilité pourrait apporter au secteur des services de santé numériques.
- Indications commerciales concernant la COVID-19. Enfin, le Bureau a indiqué qu’il entend continuer de réagir aux effets de la pandémie de COVID-19 en « surveillant activement le marché afin de détecter les arnaques et les pratiques commerciales trompeuses liées à la COVID‑19 et en prenant les mesures d’application de la loi appropriées ».
Enquêtes et mesures d’application de la loi récentes
Les priorités du Bureau transparaissent également à travers ses activités et efforts récents en matière d’application de la loi, présentés plus en détail ci-après.
Enquête sur Amazon
En août, le Bureau a publié un communiqué dans lequel il a sollicité l’aide du public dans le cadre de la vaste enquête qu’il mène afin de déterminer si Amazon se livre à un comportement qui affecte la concurrence « au détriment des consommateurs et des entreprises qui font des affaires au Canada ». Dans son communiqué, le Bureau indique qu’il examine le comportement d’Amazon en vertu des dispositions sur les pratiques restrictives du commerce de la Loi sur la concurrence (y compris l’exclusivité et les ventes liées) en mettant l’accent sur un potentiel abus de position dominante.
Le Bureau demande aux participants au marché de lui transmettre des renseignements concernant (i) tout effort ou toute stratégie d’Amazon qui pourrait influencer les consommateurs à acheter des produits qu’Amazon vend plutôt que ceux offerts par des vendeurs concurrents (par exemple en faisant la promotion de ses produits ou en les privilégiant); (ii) toute politique actuelle ou passée d’Amazon qui pourrait avoir une influence sur la volonté des vendeurs tiers de vendre leurs produits à un prix plus bas sur d’autres canaux de vente; et (iii) la capacité des vendeurs tiers de réussir sur la place de marché d’Amazon sans utiliser son service « Expédié par Amazon » ou faire de la publicité sur Amazon.ca.
Les autorités antitrust d’autres territoires, dont les États-Unis, l’Allemagne, l’Inde et l’Union européenne, enquêteraient également de leur côté sur Amazon. De fait, la Commission européenne a adressé cette semaine à Amazon une « communication des griefs » dans laquelle elle expose ses préoccupations initiales concernant son comportement.
Enquête sur des avis publiés par des employés de Vidéotron
En août, le commissaire a obtenu une ordonnance du tribunal forçant Vidéotron à produire des documents et des renseignements dans le cadre d’une enquête qu’il mène sur la question de savoir si des employés de Vidéotron se sont livrés à des indications commerciales trompeuses en publiant des avis favorables sur l’application en ligne de Vidéotron, sans dévoiler le fait qu’ils étaient des salariés de Vidéotron. Le Bureau a précédemment déclaré que, faute d’obtenir l’information demandée, il considérera les avis publiés par les employés comme des indications fausses ou trompeuses. En 2015, le Bureau avait conclu une entente de consentement avec Bell Canada à l’issue d’une enquête similaire qui portait sur des avis qu’avaient publiés des employés au sujet d’une des applis de Bell Canada.
Selon le dossier de la cour, Vidéotron a demandé à ses employés de ne pas publier d’avis sur l’application (l’« appli ») au moment où elle a été lancée. Cependant, le Bureau a ultérieurement identifié des employés de Vidéotron qui avaient publié de tels avis favorables sans dévoiler leur lien avec Vidéotron. L’enquête n’en est encore qu’aux premiers stades, et le commissaire semble évaluer la nature et la fréquence des indications commerciales et avis pertinents mis en ligne et la diligence dont Vidéotron a fait preuve pour prévenir le comportement allégué. Si l’enquête va de l’avant, elle sera peut-être l’occasion de mettre à l’épreuve la défense de diligence raisonnable qu’il est possible d’invoquer dans les affaires où la société a pris des mesures pour prévenir le comportement reproché.
Entente de consentement avec Facebook concernant des indications commerciales relatives à la protection des renseignements personnels
En mai, le Bureau a annoncé que Facebook avait accepté de conclure une entente de consentement et de payer une sanction de 9 millions de dollars afin de mettre un terme à des allégations d’indications fausses ou trompeuses au sujet de l’utilisation des renseignements personnels des utilisateurs canadiens de Facebook et de la capacité de ces utilisateurs de limiter l’accès à leurs renseignements personnels. Le Bureau a entrepris son enquête sur Facebook en octobre 2018, peu après que la Federal Trade Commission des États-Unis eut annoncé qu’elle avait ouvert une enquête visant à établir si Facebook avait contrevenu à un décret de consentement antérieur portant sur des questions similaires. À l’issue de son enquête, le Bureau est arrivé à la conclusion que, entre 2012 et 2018, Facebook avait donné, du fait d’indications fausses ou trompeuses, « l’impression générale » que les utilisateurs pouvaient limiter l’accès à leurs renseignements personnels et la consultation de ces derniers.
Bien qu’il s’agisse de la première entente de consentement conclue à l’égard d’indications commerciales relatives à l’utilisation et à la collecte de données, le Bureau signale son intérêt pour ce secteur depuis 2018 et le communiqué de presse relatant cette affaire ne laissait planer aucun doute sur le fait que le Bureau est bien disposé à obtenir de l’information sur d’autres situations où les consommateurs estiment que des entreprises leur ont transmis des indications fausses ou trompeuses quant à la protection de leurs renseignements personnels.
Indications commerciales trompeuses en lien avec la COVID-19
Le Bureau passe au crible les indications commerciales liées à la COVID-19 depuis le début de la pandémie et a envoyé des avertissements relatifs à la conformité à des entreprises auxquelles il a été demandé de mettre fin à des indications non fondées selon lesquelles leurs produits et services peuvent offrir une protection contre le virus. Selon le Bureau, les produits visés comprenaient des masques, des aliments et des produits naturels, de même que des produits de ventilation et de purification d’air. Au nombre des entreprises se trouvaient un « grand détaillant national » et d’autres entreprises situées dans plusieurs provinces différentes.
Collaborations entre concurrents pendant et après la pandémie de COVID-19
Ainsi que nous l’avons exposé dans un bulletin antérieur, en avril dernier, le Bureau a publié une déclaration présentant l’approche qu’il comptait adopter à l’égard des collaborations entre concurrents pendant la pandémie de COVID-19. Dans la foulée, le Bureau a aussi créé une nouvelle procédure aux termes de laquelle il offrirait des avis consultatifs quant à des collaborations liées à la COVID-19 que se proposeraient d’établir des concurrents. Dans son discours d’octobre puis à l’occasion de la période de questions qui a suivi, le commissaire Boswell a mentionné qu’à ce jour aucune entreprise ou société ne s’était adressée au Bureau afin d’obtenir un tel avis.
Le commissaire a également mentionné que le Bureau a l’intention de « clarifier » sa position quant à savoir si les ententes entre concurrents concernant l’achat de produits ou de services sont susceptibles de faire l’objet de poursuites criminelles. Toute décision du Bureau indiquant qu’il pourrait tenter de faire sanctionner criminellement cette conduite susciterait beaucoup d’incertitude et de préoccupations dans le milieu des affaires. Cela est attribuable notamment à l’évolution législative de la disposition pénale sur le complot (qui a été modifiée en 2009), ainsi qu’aux lignes directrices antérieures du Bureau selon lesquelles ce type d’entente ferait uniquement l’objet d’actions civiles aux termes de la Loi sur la concurrence et ne serait pas visé par l’infraction pénale de complot.
Incidences
À l’instar d’autres organismes antitrust ailleurs dans le monde qui continuent de cibler les géants du Web, le Bureau, sans grande surprise, surveille aussi attentivement les pratiques numériques des entreprises qui exercent des activités au Canada. Cette tendance devrait se maintenir. Comme l’illustre l’entente de consentement intervenue avec Facebook, le fait qu’une entreprise parvienne à un règlement dans un autre territoire que le Canada ne prémunit pas nécessairement contre des enquêtes et des mesures d’application de la loi au pays. En fait, la coopération dans laquelle s’inscrit le Bureau avec ses homologues internationaux pourrait bien être très utile à ses enquêtes et à ses ententes de consentement.
Par ailleurs, les entreprises qui exercent des activités au Canada seraient bien avisées de vérifier l’exactitude de leurs indications commerciales en matière d’utilisation et de collecte des données, d’environnement, d’évaluation de produits et de protection contre la COVID-19, et de considérer l’impression générale qui s’en dégage, car l’intérêt du Bureau pour ces secteurs va probablement orienter ses efforts de collecte de renseignements et pourrait inciter des concurrents ou des consommateurs à déposer des plaintes.
Enfin, à mesure que le Bureau affûte et perfectionne ses capacités d’enquête en y intégrant de nouveaux outils numériques, les types de comportement qu’il cible pourraient ne plus simplement comprendre les situations soulevées par des parties plaignantes, mais inclure davantage de comportements qu’il aura mis au jour de sa propre initiative.