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Le Bureau de la concurrence du Canada adopte une position ferme relativement aux contrôles de propriété dans ses lignes directrices préliminaires en matière d’application de la loi

Auteurs : John Bodrug, Charles Tingley et Umang Khandelwal

À la suite de l'Étude de marché sur le secteur de l’épicerie de détail de 2023, dans laquelle le Bureau de la concurrence du Canada recommandait que les gouvernements provinciaux et territoriaux prennent des mesures pour restreindre les contrôles de propriété dans le secteur de l’épicerie, notamment en interdisant le recours à ceux-ci, le Bureau a récemment publié, aux fins d’une consultation publique, une déclaration (la Déclaration) établissant sa position préliminaire en matière d’application de la loi relativement à ce qu’il désigne comme étant des « contrôles de propriété visant des concurrents », c’est à dire les éléments suivants :

  • des clauses d’exclusivité dans les baux commerciaux qui limitent la capacité du locateur de louer d’autres locaux ou d’autres biens à des personnes qui font concurrence au locataire;
  • des clauses restrictives relatives à un terrain qui empêchent les propriétaires subséquents d’utiliser l’emplacement à certaines fins qui font concurrence à un ancien propriétaire.

Point de vue général adopté par le Bureau : les contrôles de propriété ne sont justifiés que dans certaines circonstances

Dans la Déclaration, le point de vue adopté par le Bureau à l’égard des contrôles de propriété visant des concurrents est globalement hostile. Le texte propose d’abord une observation générale, qui n’est pas liée à des dispositions précises de la Loi sur la concurrence, selon laquelle, puisque les contrôles de propriété protègent les entreprises de la concurrence, ils peuvent, par leur nature, « soulever de sérieuses préoccupations en matière de concurrence » et sont justifiés seulement dans certaines circonstances.

Plus précisément, selon le Bureau, les circonstances dans lesquelles les contrôles de propriété peuvent être justifiés sont très ciblées (c’est nous qui soulignons) :

[D]ans certains cas, [les contrôles de propriété visant des concurrents] peuvent être justifiés s’ils sont nécessaires pour qu’une entreprise fasse des investissements qui accroissent la concurrence, par exemple pour entrer sur un marché. Même dans ces cas, ils doivent être aussi limités que possible pour être justifiés.

* * *

[I]l existe certaines situations limitées où ces restrictions peuvent être justifiées parce qu’elles augmentent globalement la concurrence, par exemple lorsqu’elles protègent les incitatifs d’un détaillant à faire des investissements pour entrer sur un marché. Par exemple, une clause d’exclusivité limitée peut être favorable à la concurrence si aucun détaillant ne ferait autrement les investissements nécessaires pour devenir un locataire clé dans un nouveau centre commercial. Sans la clause d’exclusivité, il se peut qu’il n’y ait aucun détaillant d’un type particulier dans le centre commercial, de sorte que la clause entraîne une hausse de la concurrence. Toutefois, il est important de noter que, même dans ce cas, le contrôle de propriété visant des concurrents protège ces incitatifs en isolant le détaillant de la menace de la concurrence de ses rivaux.

Comme on le notait ci-dessus, la durée du contrôle de propriété visant des concurrents et la portée de la restriction qu’il impose à la concurrence sont des facteurs clés à prendre en considération lorsqu’il s’agit de déterminer si une telle mesure de contrôle est justifiée. Les contrôles de propriété visant des concurrents qui limitent la concurrence plus qu’il n’est nécessaire ne sont pas justifiés.

En effet, le Bureau indique que les parties pourraient être tenues d’envisager des options potentiellement moins restrictives (y compris avec d’autres contreparties) avant de conclure qu’une clause d’exclusivité peut être justifiée :

Les clauses d’exclusivité ne sont justifiées que dans des circonstances limitées, par exemple lorsqu’elles ne vont pas plus loin que nécessaire pour encourager l’entrée de nouveaux locataires ou pour permettre à un locataire de faire des investissements pour développer son commerce. Elles pourraient être justifiées par le fait qu’une fois qu’un locataire clé a fait les investissements nécessaires pour ouvrir son magasin et attirer des clients à un centre commercial, l’augmentation de l’achalandage peut rendre plus attrayant pour les concurrents d’ouvrir également des magasins dans ce centre commercial. La présence de concurrents pourrait alors réduire les avantages que le locataire clé retire de ses investissements dans l’ouverture de son magasin. Cela pourrait réduire ou éliminer son incitatif à faire les investissements, à moins qu’il ne soit protégé par une clause d’exclusivité.

Même lorsqu’il existe de telles justifications, les locateurs immobiliers devraient également considérer s’il existe d’autres locataires appropriés qui n’ont pas besoin d’une clause d’exclusivité ou qui auraient besoin d’une clause moins restrictive. Nous reconnaissons que la question de savoir si un autre locataire serait approprié peut dépendre de divers facteurs, y compris la nature de son entreprise, sa compatibilité avec la composition des détaillants existants et l’efficacité avec laquelle il réussirait à attirer les clients au centre commercial.

Le point de vue adopté dans la Déclaration est encore plus tranché pour les clauses restrictives relatives à un terrain :

Les clauses restrictives constituent une pratique d’exclusion. Elles s’appliquent au terrain lui-même et peuvent restreindre les propriétaires ultérieurs du terrain. Ces clauses tendent à être de longue durée et peuvent créer des zones où aucun concurrent ne peut exercer ses activités. Les clauses restrictives créent des avantages pour les entreprises qui ont autrefois exercé leurs activités dans une zone en raison d’un droit de propriété antérieur. Nous estimons que leur utilisation n’est pas justifiée, sauf circonstances exceptionnelles.

L’approche du Bureau laisse supposer qu’il faudrait présenter une preuve plus étoffée pour démontrer le caractère raisonnable d’une clause que ce que requièrent généralement les tribunaux dans l’application de la norme de common law. En common law, les clauses restrictives, telles que les contrôles de propriété, ne peuvent être mises à exécution que si elles ont été jugées raisonnables en tenant compte des intérêts des deux parties et du public. Les clauses restrictives visant des parties commerciales averties ont rarement été jugées inexécutoires selon des motifs fondés sur l’intérêt public. En particulier, lorsque les parties ont un pouvoir de négociation égal, les tribunaux ont tendance à ne remettre en cause le jugement des parties quant au caractère raisonnable des mesures prises dans leurs intérêts respectifs que dans des cas exceptionnels. Si les locateurs devaient effectuer une recherche exhaustive pour trouver d’autres locataires éventuels avant d’accorder une clause d’exclusivité à la demande d’un nouveau locataire éventuel, tel que le suggère le Bureau dans sa Déclaration, ils seraient exposés à des coûts et à des délais supplémentaires considérables.

Application de certaines dispositions de la Loi sur la concurrence aux contrôles de propriété

La Déclaration aborde de quelle façon les contrôles de propriété visant des concurrents peuvent être contestés par le Bureau aux termes des dispositions sur l’abus de position dominante et les accords anticoncurrentiels de la Loi sur la concurrence. Bien que les contrôles de propriété visant des concurrents pouvaient préalablement faire l’objet d’un examen en vertu de la Loi sur la concurrence s’ils étaient imposés par une entreprise dominante et empêchaient ou diminuaient sensiblement la concurrence, la Loi a récemment été modifiée d’une façon qui :

  1. améliore la capacité du Bureau et des parties privées à obtenir des ordonnances interdisant le recours à des contrôles de propriété par des entreprises occupant une position dominante dans un marché (sans la nécessité de démontrer une diminution ou une limitation sensible de la concurrence);
  2. permettra d’appliquer des mesures correctives pour la gestion des contrôles de propriété dans des accords entre non-concurrents, tels que des locateurs et des locataires, même en l’absence d’une entreprise dominante ou d’un groupe d’entreprises conjointement en position dominante, s’il peut être démontré que l’accord a pour effet de diminuer ou d’empêcher sensiblement la concurrence dans un marché donné.

Même si le Bureau estime qu’un contrôle de propriété visant des concurrents n’est pas « justifié », avant qu’il puisse obtenir une ordonnance prévoyant des mesures correctives ou des sanctions pécuniaires auprès du Tribunal de la concurrence, il doit établir tous les éléments requis prévus dans une disposition pertinente de la Loi sur la concurrence. Le portrait dressé dans la Déclaration à cet égard est incomplet, car il ne tient pas compte des circonstances dans lesquelles le Bureau doit démontrer que les agissements ont empêché ou diminué sensiblement la concurrence afin d’obtenir une telle ordonnance ou une telle sanction. La Déclaration laisse plutôt croire que tout tort causé à la concurrence peut être jugé suffisant. Elle n’aborde par ailleurs pas non plus la façon dont le Bureau pourrait procéder pour définir les marchés pertinents (que ce soit dans une perspective de produits ou d’étendue géographique) dans lesquels les effets concurrentiels d’un contrôle de propriété visant des concurrents seraient évalués.

Abus de position dominante

Pour obtenir une ordonnance prévue aux termes des dispositions sur l’abus de position dominante de la Loi sur la concurrence, le Bureau ou une partie privée doit démontrer que la partie défenderesse contrôle sensiblement un marché pertinent. Dans le contexte d’un détaillant qui fait inclure une clause d’exclusivité dans un bail, la dimension géographique du marché pertinent correspond habituellement à une zone relativement locale établie selon un modèle d’attraction de la clientèle. Mentionnons que les cas contestés jusqu’à maintenant dans lesquels le Bureau avait déterminé l’existence d’une position dominante concernaient tous des entreprises dont les parts de marché dépassaient 75 %, ce qui restreint considérablement la portée des dispositions sur l’abus de position dominante. (La Déclaration ne décrit pas les critères requis permettant de déterminer si une entreprise peut être considérée comme une entreprise dominante. Cette omission risque de conférer une ampleur exagérée à la portée de la disposition, impression qui pourrait être renforcée par la mention selon laquelle le simple fait d’avoir recours à un contrôle de propriété visant des concurrents peut lui-même être considéré comme étant la preuve d’une position dominante.)

La notion de groupe d’entreprises conjointement en position dominante à l’égard d’une même entreprise peut s’appliquer lorsque deux entreprises ou plus se présentent sur le marché à titre de fournisseur unique, notamment dans le cadre d’une coentreprise. De façon plus controversée, d’autres lignes directrices adoptées par le Bureau indiquent que celui-ci pourrait considérer, aux fins de l’application des dispositions relatives à l’abus de position dominante, que les entreprises qui adoptent un comportement de parallélisme, sans établir une convention ou une entente entre elles, contrôlent conjointement un marché. Cependant, cette position n’a pas été mise à l’épreuve par le Tribunal de la concurrence. Si le Tribunal de la concurrence en venait à adopter cette position, les dispositions relatives à l’abus de position dominante pourraient avoir une portée beaucoup plus large, notamment en ce qui a trait aux contrôles de propriété visant des concurrents.

Les modifications récemment apportées aux dispositions sur l’abus de position dominante permettent au Tribunal de la concurrence de rendre une ordonnance d’interdiction si une entreprise dominante (ou un groupe d’entreprises qui est conjointement en position dominante) se livre à une pratique d’agissements anticoncurrentiels, ce qui comprend un comportement visant à exclure des concurrents. Puisque la Déclaration fait état du fait que le Bureau envisage les contrôles de propriété visant des concurrents comme étant fondamentalement anticoncurrentiels (à moins qu’il puisse être établi que ces contrôles augmentent la concurrence en favorisant de nouvelles entrées sur le marché), on peut supposer que le Bureau cherchera sur une base régulière à obtenir des ordonnances d’interdiction contre les entreprises dominantes qui ont recours à de tels contrôles.

Si le Bureau est en mesure de démontrer qu’un contrôle de propriété visant des concurrents empêchera ou diminuera vraisemblablement la concurrence dans un marché donné, il pourrait par ailleurs faire valoir cet argument pour obtenir une ordonnance d’interdiction, qui lui fournirait également des motifs à invoquer pour obtenir d’autres ordonnances en vue de rétablir la concurrence (par exemple, une ordonnance de dessaisissement des actifs) ou des sanctions pécuniaires importantes. Le plafond des sanctions pécuniaires s’établit à 25 millions de dollars canadiens (et 35 millions de dollars canadiens pour chaque ordonnance subséquente) ou, si cette somme est plus élevée, à trois fois la valeur du bénéfice tiré du comportement anticoncurrentiel ou, si ce montant ne peut être raisonnablement déterminé, à 3 % des recettes mondiales brutes annuelles de la partie défenderesse. Dans sa Déclaration, le Bureau indique qu’il cherchera vraisemblablement à obtenir des sanctions pécuniaires, en plus de mesures injonctives, si les agissements de l’entreprise dominante sont liés à des clauses restrictives relatives à un terrain, ce qui reflète l’ampleur de ses préoccupations liées à ce type de contrôle de propriété visant des concurrents.

Les parties privées qui obtiennent auprès du Tribunal l’autorisation d’intenter une action ont également le droit de demander des mesures injonctives et, à compter du 20 juin 2025, elles pourront en outre demander des versements en espèces d’une valeur correspondant au plus à la valeur du bénéfice tiré par la partie défenderesse du comportement abusif.

Accords anticoncurrentiels

De plus, la Déclaration indique que, en date du 15 décembre 2024, une disposition de la Loi sur la concurrence permettant de contester des accords entre concurrents sera élargie pour couvrir également les accords entre non-concurrents lorsque l’un des objets importants d’un tel accord est d’empêcher ou de diminuer la concurrence. Le Bureau pourra s’efforcer d’obtenir le même type d’ordonnances que celles qui sont prévues dans les dispositions sur l’abus de position dominante, pourvu qu’il puisse démontrer que l’accord en question empêchera ou diminuera vraisemblablement et sensiblement la concurrence. Le Bureau ne sera pas tenu de prouver la situation de position dominante aux termes de cette disposition, mais la simple intention d’avoir un effet anticoncurrentiel ne sera pas jugée suffisante. Par conséquent, le Bureau devra prouver un effet anticoncurrentiel vraisemblablement important dans un marché pertinent, et ce, même simplement pour obtenir une ordonnance d’interdiction.

Les parties privées pourront également entamer des procédures en vertu de cette disposition à compter du 20 juin 2025.

En outre, la Déclaration précise que dans les cas où des contrôles de propriété visant des concurrents sont compris dans un accord entre concurrents, ils peuvent être considérés comme une infraction criminelle en vertu de l’article 45 de la Loi sur la concurrence. Les dispositions relatives à cette infraction interdisent généralement les accords entre concurrents ayant pour but, notamment, d’empêcher ou de réduire l’approvisionnement d’un produit ou d’un service. Notons cependant que l’article 45 propose un moyen de défense lorsqu’un tel accord est accessoire et directement lié à un accord licite plus large et raisonnablement nécessaire à la réalisation de l’objectif de ce dernier.

Cibles des mesures d’application de la loi

Bien que les dispositions législatives pertinentes puissent s’appliquer à des contrôles de propriété limitant la concurrence dans tout secteur d’activité, la Déclaration semble être axée sur la façon dont le Bureau aborde les contrôles anticoncurrentiels qui visent l’utilisation des propriétés immobilières commerciales de vente au détail. En effet, le Bureau réalise de façon active des enquêtes sur l’utilisation de contrôles de propriété par deux importants détaillants d’épicerie au Canada, en mettant principalement l’accent sur la région d’Halifax.

La Déclaration précise également que dans les poursuites liées à un abus de position dominante, « [d]ans la plupart des cas [... le Bureau] considére[ra] la partie qui a proposé le contrôle de propriété visant des concurrents ou qui en bénéficie comme étant la partie faisant l’objet [de son] enquête ». Toutefois, lorsque le Bureau analyse la question de savoir si les contrôles de propriété constituent des accords potentiellement anticoncurrentiels, il « consid[ère] généralement que toutes les parties à l’accord sont visées par [son] enquête [... et] cela pourrait inclure les locataires et les locateurs ». Cela étant dit, même si un locateur n’est pas la cible d’une enquête, il pourrait malgré tout être amené à participer à des processus d’enquête et être tenu, par exemple, de fournir des données ou des documents en grande quantité.

Demande de rétroaction du Bureau

Tel qu’en atteste la Déclaration, la façon dont le Bureau aborde les contrôles de propriété « continue d’évoluer » et pourrait être révisée à mesure que le Bureau acquiert plus d’expérience, que les circonstances changent ou que la loi évolue. Le Bureau souhaite recevoir les commentaires du public au sujet de la Déclaration d’ici le 7 octobre 2024 pour l’aider à façonner son approche en matière d’application de la loi.

Les commentaires des parties prenantes pourraient s’avérer utiles pour guider le Bureau dans l’élaboration de ses lignes directrices portant sur les circonstances dans lesquelles les contrôles de propriété visant des concurrents peuvent améliorer l’efficience et n’ont pas un effet anticoncurrentiel. Il pourrait être envisagé de reconnaître, par exemple, la prévalence des contrôles de propriété qui n’ont pas été élaborés pour nuire à la concurrence, notamment les restrictions sur les utilisations de biens immobiliers qui ne font pas étroitement concurrence à la personne qui en bénéficie, telles que les restrictions prévues dans des baux concernant les utilisations « nuisibles » dans les lieux environnants qui n’ont aucune incidence positive pour les détaillants situés à un centre commercial en particulier, ou dans une partie d’un tel centre commercial.

Points à retenir

La Déclaration encourage les entreprises qui utilisent les contrôles de propriété visant des concurrents à se poser les questions suivantes :

  • Le contrôle de la propriété est-il nécessaire pour permettre à une nouvelle entreprise d’entrer sur le marché ou pour encourager un nouvel investissement?
  • Le contrôle de propriété pourrait-il durer moins longtemps?
  • Le contrôle de propriété pourrait-il couvrir moins de produits ou de services?
  • Le contrôle de propriété pourrait-il être plus restreint géographiquement?

Pour éviter de s’exposer aux mesures d’application de la loi par le Bureau, les locateurs et les locataires commerciaux pourraient songer à passer en revue leurs clauses d’exclusivité et leurs clauses restrictives, en particulier pour les établissements de vente au détail, afin d’évaluer et de documenter les justifications qui sous-tendent la portée des restrictions, ainsi que les raisons pour lesquelles des options moins restrictives ne seraient pas suffisantes.

Les locateurs et les locataires, les associations commerciales compétentes ou les autres parties prenantes intéressées pourraient également songer à transmettre leurs commentaires au Bureau pour orienter son analyse des raisons qui justifient l’existence de contrôles de propriété visant des concurrents, ainsi que des répercussions qui en découlent.

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