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L’équilibre des pouvoirs : La Cour suprême confirme que le gouvernement n’a pas d’immunité absolue contre les dommages en vertu de la Charte lorsqu’il adopte une législation inconstitutionnelle

Dans sa récente décision, Canada (Procureur général) c. Power (Power), la Cour suprême du Canada (CSC), divisée, a confirmé, que le gouvernement peut être condamné à des dommages en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) lorsque le Parlement ou une législature adopte une législation qui viole les droits garantis par la Charte.

Points clés

  • La CSC devait déterminer si un gouvernement jouit d’une immunité absolue contre les dommages-intérêts sous la Charte pour l’adoption d’une législation inconstitutionnelle.
  • La CSC, à une majorité de 7-2, a décidé que le gouvernement peut être condamné à verser des dommages-intérêts en vertu de la Charte pour des lois qui sont clairement inconstitutionnelles au moment de leur adoption. Ce seuil est atteint lorsqu’une loi enfreint clairement la Charte, même si le contenu de la loi est sans précédent et n’a pas été déclaré inconstitutionnel auparavant.
  • La CSC, à une majorité de 5-4, a aussi conclu que le gouvernement peut être tenu à verser des dommages-intérêts en vertu de la Charte lorsque le Parlement ou une législature a agi de mauvaise foi ou a abusé de son pouvoir en adoptant une loi inconstitutionnelle.
  • La décision Power clarifie le seuil d’immunité limitée qui a constitué l’état du droit au cours des 20 dernières années.
  • Les dommages-intérêts sous la Charte demeurent une voie de recours pour les demandeurs qui cherchent à faire déclarer une législation incompatible avec la Charte et donc inapplicable, lorsque les seuils décrits ci-dessus sont atteints, lorsque cette voie de recours sert les objectifs généraux de la Charte et lorsqu’aucun autre facteur ne fait contrepoids de manière à ce que les dommages-intérêts ne soient pas une réparation convenable et juste.

Décision

L’affaire découle de la législation adoptée par le Parlement en 2013, qui a rendu les personnes condamnées pour diverses infractions pénales définitivement inéligibles à l’obtention d’un pardon, désormais appelée suspension du casier judiciaire. Ces mesures s’appliquaient rétrospectivement aux infractions commises avant leur entrée en vigueur. En conséquence de cette législation, M. Power a été rendu définitivement inéligible à une suspension de casier. Après son adoption, la législation a été déclarée incompatible avec la Charte et donc sans effet. M. Power a ensuite poursuivi le gouvernement canadien pour obtenir des dommages-intérêts en vertu de la Charte, à titre de recours constitutionnel supplémentaire.

Le procureur général du Canada a demandé le rejet de la demande de M. Power, en faisant valoir que le gouvernement, dans ses fonctions exécutives, jouit d’une immunité absolue et ne peut jamais être condamné à des dommages en raison de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle par le Parlement ou pour les actes des fonctionnaires et des ministres qui ont participé à la préparation et à la rédaction d’une loi déclarée inconstitutionnelle par la suite.

Il s’agissait d’une remise en cause pure et simple de l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances) (Mackin), un arrêt de 2002 dans lequel la CSC avait jugé que des dommages-intérêts pour l’adoption ou l’application de lois inconstitutionnelles pouvaient être accordés « en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir ». Le procureur général du Canada a fait valoir que le seuil d’immunité limitée reconnu dans l’affaire Mackin était incompatible avec les principes constitutionnels de la souveraineté parlementaire, de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire.

La décision dans l’affaire Power reposait donc sur la délimitation et l’équilibre appropriés des principes constitutionnels susmentionnés et d’autres principes constitutionnels exigeant la responsabilité gouvernementale pour les violations de la Charte, c’est-à-dire le constitutionnalisme et la primauté du droit.

Sept (7) juges ont convenu que l’octroi d’une immunité absolue au gouvernement ne permettrait pas de concilier convenablement l’autonomie législative du gouvernement, d’une part, ainsi que les principes importants de responsabilité du gouvernement consacrés dans notre Constitution et la primauté du droit, d’autre part. Il est important de noter que pour ces juges, il n’y a pas de restriction catégorique à la disponibilité de la « réparation de droit public tout à fait particulière » que constituent les dommages-intérêts en vertu de la Charte, en combinaison avec une déclaration d’invalidité en vertu de l’article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cependant, cette majorité s’est divisée en adressant les autres aspects du test de la responsabilité du gouvernement.

Le juge en chef Wagner et le juge Karakatsanis, s’exprimant au nom de cinq (5) juges, ont soutenu que la conciliation adéquate des principes constitutionnels en jeu exigeait la réaffirmation du seuil d’immunité limité. Ils ont déclaré qu’« [o]rdonner au législateur de verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte lorsqu’il abuse gravement de son pouvoir législatif ne constitue pas une ingérence indue des tribunaux dans le processus législatif » et que les dommages-intérêts peuvent au contraire promouvoir la bonne gouvernance en favorisant le respect de la Constitution.

Ils ont ensuite clarifié le seuil de l’arrêt Mackin, indiquant que des dommages-intérêts en vertu de la Charte peuvent d’abord être accordés pour des lois qui sont « clairement inconstitutionnelles », c’est-à-dire qui « violait clairement des droits garantis par la Charte » au moment de leur adoption. Notamment, il sera possible d’atteindre ce seuil lorsque « l’État savait que la loi était clairement inconstitutionnelle ou qu’elle a fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de son inconstitutionnalité », même en l’absence d’un précédent clair pour la violation de la Charte. Bien qu’elle s’attende à ce que la norme « clairement inconstitutionnelle » permette de résoudre la plupart des questions, cette majorité a également confirmé que le seuil d’immunité limitée peut être atteint par la preuve de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir lors de l’adoption de la loi inconstitutionnelle.

Les juges Kasirer et Jamal sont dissidents en partie. Bien qu’ils aient également jugé que le gouvernement pouvait être condamné à verser des dommages-intérêts en vertu de la Charte pour l’adoption de lois « clairement inconstitutionnelles », ils ont jugé que le privilège parlementaire excluait toute responsabilité pour les fonctionnaires ou les ministres ayant participé à la préparation ou à la rédaction des projets de loi, ainsi que toute évaluation visant à déterminer si le Parlement ou une législature avait agi de mauvaise foi ou abusé de son pouvoir en adoptant des lois. En revanche, pour la majorité des cinq (5) juges, il n’était pas nécessaire d’examiner la conduite des fonctionnaires ou des ministres séparément de l’adoption par le Parlement de la législation inconstitutionnelle.

La majorité des cinq (5) juges a expressément désapprouvé l’analyse du privilège parlementaire faite par les juges dissidents, notant que « le privilège risquerait inévitablement de s’étendre à l’exécutif » ce qui aurait « des conséquences profondes et imprévisibles ».

Les juges Rowe et Côté sont dissidents. Selon eux, le gouvernement jouit d’une immunité absolue à l’égard des dommages-intérêts en vertu de la Charte en ce qui concerne l’adoption de lois inconstitutionnelles.

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