La Cour suprême du Canada (CSC) a récemment rendu des décisions très attendues dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov et les pourvois connexes. Au moment d’accorder l’autorisation d’appel, la CSC avait annoncé que ces appels « [offraient] l’occasion d’examiner la nature et la portée du contrôle judiciaire de l’action administrative ».
Publié le 19 décembre 2019, le jugement Vavilov répond pleinement aux attentes créées par la CSC. Les juges majoritaires ont reformulé la démarche qu’il convient de suivre pour le contrôle judiciaire des décisions administratives et apporté des changements importants au droit, établissant avec clarté dans quels cas on doit appliquer la norme de contrôle de la « décision correcte » ainsi que la démarche à suivre pour appliquer la norme de contrôle de la « décision raisonnable ».
Le choix de la norme de contrôle applicable est important, car il conditionne le degré de déférence dont la cour de révision doit faire preuve à l’égard du décideur administratif. Ce qui, par voie de conséquence, a une incidence énorme sur les conseils que nous fournissons à nos clients quant à la possibilité de contester une décision administrative avec succès.
L’arrêt Vavilov aura d’importantes répercussions pour un grand nombre de personnes et d’entités qui ont un déjà un litige les opposant à l’État ainsi que sur les processus des décideurs administratifs.
Contexte
Les faits de l’affaire Vavilov sont dignes d’un roman d’espionnage. Le demandeur, Alexander Foley, naît au Canada. Des années plus tard, ses parents sont arrêtés et inculpés aux États-Unis, après qu’on eut découvert qu’ils étaient des ressortissants russes envoyés en mission au Canada, avant la naissance de M. Foley, pour un réseau d’espionnage clandestin relevant du Service des renseignements étrangers de la Fédération russe. À la suite de ces événements, la greffière de la citoyenneté arrive à la conclusion que M. Foley – aujourd’hui M. Vavilov – est visé par une exception à la Loi sur la citoyenneté qui s’applique aux personnes dont le père ou la mère est « agent diplomatique ou consulaire, représentant à un autre titre ou au service au Canada d’un gouvernement étranger ». La greffière annule la citoyenneté canadienne de M. Vavilov, qui demande aux cours de juridiction fédérale de procéder au contrôle judiciaire de cette décision.
Appliquant la norme de contrôle de la « décision correcte », la Cour fédérale a rejeté la contestation de M. Vavilov. La Cour d’appel fédérale, pour sa part, a appliqué la norme de contrôle de la « décision raisonnable » et conclu que la décision de la greffière constituait une interprétation déraisonnable de la Loi sur la citoyenneté.
En guise de contexte, rappelons que le cadre d’analyse qui permettait de déterminer la norme de contrôle applicable aux contestations de décisions administratives avait été établi en 2008 dans l’arrêt Dunsmuir, selon lequel les cours de révision doivent soumettre les décisions administratives à l’une ou l’autre des deux normes suivantes, à savoir la norme de la décision correcte ou la norme de la décision raisonnable, en fonction de différents facteurs comme la nature de la question en litige, les caractéristiques de la loi créant le décideur et l’expertise du décideur. Le cadre d’analyse mis de l’avant dans l’arrêt Dunsmuir avait pour objectif de simplifier le contrôle judiciaire des décisions administratives et de le rendre plus prévisible; or, il a bientôt été attaqué tant par les tribunaux que par les commentateurs qui lui reprochaient de manquer de clarté et d’entraîner de longs et coûteux débats judiciaires autour de la norme applicable. D’où le besoin de reformulation qui a donné lieu à l’arrêt Vavilov.
L’arrêt de la CSC
Dans leur jugement, les juges majoritaires de la CSC établissent un nouveau cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable dans une affaire de droit administratif. Ce cadre est schématisé dans l’illustration ci-dessous :
Dorénavant, la norme applicable dans toutes les affaires de droit administratif est celle de la décision raisonnable. Cependant, cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations. La première est celle où le législateur fédéral ou provincial a indiqué qu’il souhaite l’application d’une norme différente – par exemple, lorsqu’il inscrit un droit d’appel dans la loi, ce dont il sera question plus loin. La deuxième est celle où le respect de la primauté du droit exige une réponse unique, décisive et définitive à la question dont la cour de révision est saisie. Les juges majoritaires ont indiqué trois motifs liés au respect de la primauté du droit qui justifient l’application de la norme de la décision correcte :
- les questions constitutionnelles
- les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble
- les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs.
Bien qu’ils n’excluent pas la possibilité que d’autres motifs soient ultérieurement reconnus, les juges majoritaires ont prévenu que cela ne se produirait que dans des situations exceptionnelles et qu’ils s’attendent à ce que le nouveau cadre d’analyse permette de façon générale de couper court aux débats sur la norme de contrôle applicable.
Les juges majoritaires de la CSC ont également fourni des indications sur l’application appropriée de la norme de la « décision raisonnable », soulignant l’importance des motifs donnés par le décideur administratif. De plus, ils insistent sans détour sur « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » et indiquent « [qu’]un résultat par ailleurs raisonnable » ne saurait être tenu pour valide « s’il repose sur un fondement erroné » ou, autrement dit, s’il découle d’un mauvais raisonnement.
La décision de la greffière de la citoyenneté concernant M. Vavilov a été jugée déraisonnable, et la CSC, à l’unanimité, a déclaré M. Vavilov citoyen canadien.
Incidences
Le jugement Vavilov s’applique sans délai, y compris aux décisions administratives déjà rendues et aux contestations en cours de décisions administratives. Bien qu’il n’ait pas pour effet de modifier de fond en comble la démarche antérieure en matière de contrôle judiciaire, il vient néanmoins en modifier des aspects importants. La personne ou l’entité ayant un litige qui l’oppose à l’État ferait bien de revoir avec soin la stratégie juridique élaborée selon le cadre d’analyse de l’arrêt Dunsmuir pour s’assurer qu’elle concorde toujours avec le cadre établi par l’arrêt Vavilov ou qu’elle tire pleinement parti des nouvelles indications prodiguées par la CSC.
Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les appels prévus par la loi de décisions administratives. S’il est vrai que ces appels ne constituent pas à proprement parler des recours en révision judiciaire, les cours y ont néanmoins appliqué dans le passé le cadre d’analyse établi par l’arrêt Dunsmuir. C’est donc dire qu’elles ont sûrement dû, quelquefois, rejeter des appels prévus par la loi dans des situations où elles étaient d’avis que le décideur administratif avait rendu une décision incorrecte, mais pas déraisonnable, norme de preuve beaucoup plus élevée. Dans l’arrêt Vavilov, cependant, les juges majoritaires de la CSC ont décidé que la norme de contrôle applicable aux appels judiciaires – par opposition à celle qui s’applique au contrôle judiciaire de décisions administratives – devrait aussi s’appliquer aux appels prévus par la loi de décisions administratives. De manière générale, les normes de contrôle qui s’appliquent en appel sont la norme de la « décision correcte », en ce qui concerne les questions de droit, et la norme de « l’erreur manifeste et déterminante », en ce qui concerne les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit. On s’attend donc à ce que l’arrêt Vavilov entraîne une augmentation du nombre d’appels de décisions administratives rendues dans un éventail de champs d’activité réglementés, y compris la réglementation des valeurs mobilières et des émetteurs assujettis, l’encadrement des professions, la gouvernance des locateurs et des locataires résidentiels, la réglementation des télécommunications et les prestations de sécurité sociale.
Enfin, en raison de l’appel au développement et au renforcement d’une culture de la justification lancé par la CSC, l’arrêt Vavilov risque d’entraîner des changements dans le processus décisionnel interne de plusieurs entités administratives, qui sera désormais soumis à un examen plus rigoureux. Les décideurs administratifs qui n’ajustent pas rapidement leurs pratiques en réponse à cet appel risquent de voir leurs décisions non justifiées exposées à un plus grand nombre de contestations.