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La Cour suprême du Canada fustige la Cour d’appel du Québec pour son utilisation de l’expression « procès secret »

Dans un arrêt unanime publié récemment, Société Radio-Canada c. Personne désignée, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a accueilli, en partie, un appel à l’encontre d’une décision de la Cour d’appel du Québec (la « CAQ »), laquelle avait mis sous scellés pratiquement tous les renseignements figurant dans ses dossiers en vue de protéger l’identité d’un indicateur de police (« Personne désignée ») qui avait été déclaré coupable d’infractions criminelles non divulguées. La CSC a confirmé qu’il convient de suivre la démarche énoncée dans l’arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun (l’« arrêt Vancouver Sun ») pour protéger le privilège de l’indicateur de police et qu’un juge de première instance dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour maintenir le juste équilibre entre ce privilège et le principe de la publicité des débats judiciaires. Cependant, la CSC a conclu que la CAQ aurait dû également ordonner la levée partielle de l’ordonnance de mise sous scellés du dossier d’appel pour que soit rendue publique une version caviardée du jugement de première instance. La CSC est sortie de sa réserve habituelle et a réprimandé la CAQ pour avoir utilisé l’expression « procès secret » dans sa description des évènements en cause, soulignant qu’elle avait inutilement alarmé la population canadienne et présenté sous un faux jour la nature de l’instance.

Décision

Faits

L’appel fait suite à la déclaration de culpabilité de Personne désignée, qui avait dû faire le choix entre, d’une part, renoncer au privilège de l’indicateur de police et collaborer en témoignant en cour et, d’autre part, être elle-même accusée. Personne désignée a refusé de renoncer au privilège de l’indicateur et a été accusée d’infractions criminelles non divulguées. Comme seule défense, elle a présenté une requête en arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure. À la demande conjointe des parties, l’audience s’est tenue à huis clos afin de protéger le statut d’indicatrice de Personne désignée. Dans une décision non publiée qui ne portait aucun numéro de dossier, le juge de première instance a déclaré Personne désignée coupable.

Personne désignée a interjeté appel de la déclaration de culpabilité auprès de la CAQ, qui a accueilli l’appel et ordonné, au profit de Personne désignée, un arrêt des procédures. La CAQ a ouvert un dossier à son greffe et publié une version caviardée de ses motifs le 23 mars 2022, près d’un mois après que la décision a été rendue. C’est à ce moment seulement que les médias et le public ont pris connaissance de la tenue d’un « procès secret ». Des membres des médias ont présenté quatre requêtes dans lesquelles ils demandaient à la CAQ de réviser et de lever l’ordonnance de mise sous scellés que la CAQ avait rendue au moment de publier sa décision portant sur l’appel. La juge en chef de la Cour du Québec en fonction à l’époque est également intervenue afin de présenter des preuves supplémentaires. Le 20 juillet 2022, la CAQ a rejeté les requêtes en révision et a maintenu la mise sous scellés de tous les renseignements susceptibles de permettre d’identifier Personne désignée.

La position des médias

Les médias ont fait valoir devant la CSC que les ordonnances de confidentialité rendues par la CAQ ne respectaient pas les exigences de la démarche énoncée dans l’arrêt Vancouver Sun, dans lequel il n’a jamais été envisagé qu’une affaire soit instruite par un tribunal sans même qu’un numéro de dossier lui soit attribué. Selon la démarche énoncée dans l’arrêt Vancouver Sun, une analyse en deux étapes doit être effectuée, qui consiste à déterminer (i) l’existence et la portée du privilège de l’indicateur de police et (ii) les mesures appropriées afin de le protéger. Les médias ont soutenu en particulier que l’application de cette analyse en deux étapes devrait, dans tous les cas, mener à la diffusion par le juge de première instance d’un avis aux tiers intéressés, principalement les médias, les informant que le privilège de l’indicateur de police a été revendiqué et que le juge de première instance va entendre les observations sur les mesures appropriées afin de le protéger, en tenant compte du principe de la publicité des débats judiciaires. Les médias ont également affirmé que les juges devraient avoir l’obligation de diffuser un avis aux tiers intéressés, ce qui empêcherait tout exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’une manière qui aurait pour effet de soustraire une affaire aux yeux du public. La juge en chef a également fait valoir que l’utilisation par la CAQ de l’expression « procès secret » avait induit le public en erreur.

Analyse

Dans un arrêt unanime, la CSC a rejeté la plupart des propositions des médias, concluant qu’elles transformeraient la communication des renseignements en une règle systématique et rigide susceptible de limiter indûment le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance et de porter atteinte à la protection du privilège de l’indicateur de police.

La CSC a réaffirmé que l’analyse en deux étapes énoncée dans l’arrêt Vancouver Sun demeure la démarche qu’il convient de suivre et que le juge de première instance dispose du pouvoir discrétionnaire pour déterminer dans chaque affaire la meilleure façon de protéger le privilège de l’indicateur de police, tout en favorisant, autant que possible, le principe de la publicité des débats judiciaires. À la première étape, une audience à huis clos est tenue pour vérifier l’existence du privilège de l’indicateur de police. S’il y a lieu, cette audience peut se dérouler ex parte. À la deuxième étape, une fois que le juge a conclu à l’existence du privilège de l’indicateur de police, le tribunal s’appuie sur ses vastes pouvoirs discrétionnaires pour déterminer quelles mesures doivent être adoptées afin de permettre à l’affaire de suivre son cours sans porter atteinte au privilège, tout en favorisant, autant que possible, le principe fondamental de la publicité des débats judiciaires.

La CSC a approuvé la démarche utilisée dans la décision R v. B(A) rendue en Ontario, à savoir la création d’un dossier parallèle au greffe du tribunal qui est entièrement distinct de l’instance publique dans laquelle le privilège de l’indicateur de police est invoqué au départ. Un tel dossier permet de fournir suffisamment de renseignements aux tiers intéressés concernant l’existence de l’audience à huis clos sans révéler l’identité de l’indicateur de police, notamment par l’utilisation de pseudonymes.

La CSC a jugé nécessaire de préciser que Personne désignée n’a pas été déclarée coupable au terme d’une « instance criminelle secrète » et que l’utilisation par la CAQ de l’expression « procès secret » prêtait à confusion et était inappropriée. La CSC a affirmé que la notion de procès secret n’existe pas au Canada et que tout parallèle entre une audience tenue entièrement à huis clos et un « procès secret » est erroné et mine la confiance du public dans le système de justice.

Conclusion

La décision de la CSC fait ressortir l’importance du privilège de l’indicateur de police et du principe de la publicité des débats judiciaires, deux valeurs fondamentales du système de justice du Canada.

D’une part, le privilège de l’indicateur de police est un principe juridique qui joue un rôle essentiel dans l’administration de la justice. Il repose sur l’idée que les personnes qui fournissent des renseignements aux forces policières devraient pouvoir le faire en ayant la garantie que la confidentialité sera respectée. Ce privilège est primordial, car il incite les indicateurs à communiquer, sans crainte de représailles ou de préjudices, des renseignements qui peuvent être essentiels afin de résoudre des crimes ou en prévenir d’autres. La protection des indicateurs est non seulement une question de sécurité personnelle, mais aussi d’intérêt public.

D’autre part, en vertu du principe de la publicité des débats judiciaires, tout justiciable a le droit, en règle générale, d’accéder aux tribunaux, d’assister aux audiences, de consulter les dossiers judiciaires et d’en rapporter leur contenu. La publicité des débats judiciaires appuie l’administration d’une justice impartiale, équitable et respectueuse de la primauté du droit.

La CSC a insisté sur l’importance à la fois d’une approche nuancée fondée sur le contexte pour maintenir le juste équilibre entre ces deux valeurs fondamentales dans chaque affaire et du rôle primordial que joue le pouvoir discrétionnaire du juge pour trouver cet équilibre. Bien que ces principes soient clairs, leur application peut s’avérer difficile.

Enfin, l’arrêt de la CSC rappelle que les juges, les tribunaux et les médias doivent utiliser un langage précis et juste pour décrire la nature et la portée d’une instance et éviter de dramatiser ou de déformer les faits.

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