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Le nouveau commissaire de la concurrence du Canada annonce des plans ambitieux de mise en application de la loi

Auteurs : Anita Banicevic et Dajena Pechersky

Le mois dernier, le nouveau commissaire de la concurrence du Canada, Matthew Boswell, a promis de prioriser une application plus rigoureuse de la législation sur la concurrence au Canada. Dans sa première allocution depuis sa nomination au poste de commissaire pour un mandat de cinq ans, ainsi qu’à l’occasion d’entrevues et de déclarations publiques subséquentes (en anglais), le commissaire a affirmé que le Bureau de la concurrence devrait utiliser tous les outils d’application de la loi dont il dispose, préconisé l’imposition de sanctions pécuniaires plus importantes (en particulier pour les « entreprises technologiques multinationales ») et laissé entendre qu’il pourrait être nécessaire de modifier la Loi sur la concurrence en profondeur.

L’engagement du commissaire quant à une application plus vigoureuse de la loi s’inscrit dans la foulée de l’intensification des discussions entourant les mesures visant à contrer les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l’économie numérique, en particulier celles visant les grandes entreprises de technologie. Au Canada, par exemple, le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique (l’« ISDÉ ») a récemment publié la Charte du numérique qui comprend une lettre au commissaire Boswell dans laquelle il formule des suggestions précises sur ce que peut faire le Bureau pour s’acquitter de son mandat face à la numérisation de l’économie.

Nous traitons plus amplement de ces questions et de leurs incidences ci-après.

Surveillance accrue de certains secteurs et de certaines pratiques

Le commissaire a déclaré que le Bureau a l’intention « d’appliquer rigoureusement la loi et de promouvoir la concurrence dans les secteurs de l’économie qui comptent pour les Canadiens », à savoir les télécommunications, le secteur des produits pharmaceutiques et les infrastructures.

Cela dit, l’intérêt du Bureau pour ces secteurs n’est pas nouveau, lui qui a maintes fois réitéré son intention de prendre des mesures d’application de la loi à l’endroit du secteur pharmaceutique. Il semblerait toutefois que le Bureau attende encore le bon dossier pour ce faire (du moins à l’extérieur du contexte des fusions). Plus tôt cette année, le Bureau a annoncé qu’il avait mis un terme à son enquête portant sur des allégations d’abus de position dominante selon lesquelles un fournisseur de produits pharmaceutiques au Canada se serait livré à des pratiques d’éviction et à l’établissement de prix inférieurs aux coûts.

De même, l’intérêt du Bureau pour les télécommunications et ses activités dans ce secteur ne datent pas d’hier. En juin 2018, le ministre de l’ISDÉ a donné instruction au Bureau d’appuyer le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (le « CRTC ») relativement à une enquête sur « les pratiques de ventes sous pression de services de télécommunication ». Le Bureau avait précédemment souligné que les tactiques de vente musclées qui ne sont pas trompeuses ne sont pas visées par son mandat d’application de la loi. Plus récemment, cependant, le Bureau a obtenu une ordonnance judiciaire lui permettant de faire avancer son enquête sur certaines pratiques commerciales de Bell Canada afin de déterminer si cette dernière a donné des indications fausses ou trompeuses dans le cadre de la promotion de ses services.

De plus, le commissaire a récemment cherché à obtenir de grandes quantités de renseignements auprès des sociétés de télécommunications canadiennes en marge de l’examen des services sans fil mobiles que mène le CRTC. Comme cet examen comporte une évaluation de la concurrence dans le secteur des services sans fil mobiles, le commissaire a prié le CRTC de demander certains renseignements devant permettre au Bureau de procéder à une analyse économique de la concurrence dans ce secteur. Le CRTC a d’abord refusé la demande d’information du Bureau, soulignant l’important chevauchement entre celle-ci et sa propre demande d’information en cours, et la portée exagérément large des renseignements demandés par le Bureau. Toutefois, en mai dernier, le CRTC a approuvé une version remaniée de la demande du Bureau et donné instruction aux participants de fournir des réponses aux questions modifiées.

Toujours en mai, le Bureau a soumis des commentaires au CRTC et présenté des « résultats généraux » concernant la concurrence dans le secteur des services sans fil mobiles au Canada ainsi que des commentaires sur la conception d’un cadre de réglementation. Parmi ses conclusions préliminaires, le Bureau a indiqué qu’un examen de données publiques récentes sur les prix indique que des prix plus élevés avaient cours lorsqu’il n’existait pas de concurrents régionaux puissants et que des facteurs tels que la qualité du réseau et la densité de population n’expliquaient pas les différences de prix. Le Bureau a également insisté sur le fait qu’une analyse coûts-avantages d’un accès obligatoire pour les exploitants de réseaux mobiles virtuels (les « ERMV ») et de toute autre option faisable est nécessaire pour que le CRTC puisse déterminer la meilleure façon de procéder. Le Bureau a noté que s’il est vrai que l’accès obligatoire pour les ERMV peut être nécessaire pour rendre les services sans fil plus abordables pour les consommateurs, cette approche n’est pas dénuée de risque, car elle pourrait notamment compromettre les investissements dans les technologies 5G et miner le succès actuel et futur des fournisseurs régionaux existants.

Nous prévoyons également que le Bureau continuera activement de prendre des mesures d’application de la loi à l’égard des indications fausses ou trompeuses données dans le cadre de l’utilisation et de la collecte de données (au regard, notamment, des politiques sur la protection des renseignements personnels fausses ou trompeuses) et de l’établissement des prix, peu importe le secteur concerné. L’instance amorcée par le Bureau à l’égard des pratiques de fixation des prix de Ticketmaster, qui devrait être instruite par le Tribunal de la concurrence à l’automne, pourrait être l’occasion de mettre sérieusement à l’épreuve l’approche du Bureau dans ce secteur.

Incidences

  • Les déclarations du commissaire donnent à croire que les sociétés qui évoluent dans les secteurs des télécommunications, des produits pharmaceutiques et des infrastructures seront davantage sous la loupe du Bureau et pourraient faire face à des mesures d’application de la loi. Elles doivent donc être particulièrement alertes face aux questions de conformité et obtenir la formation appropriée.

Recours accru aux injonctions

Le commissaire a expliqué que l’application active de la loi signifie que le Bureau entend « accorder une plus grande considération au recours à certains outils […] comme les demandes d’injonction » et qu’il utilisera « ces outils plus fréquemment, là où les ressources le permettront, afin de mettre fin aux comportements en question en attendant une audience en bonne et due forme ». Dans le domaine des fusions, il est arrivé dans le passé que le Bureau demande des ordonnances provisoires, quoique peu souvent et pas toujours avec succès. Lors de sa dernière tentative, en 2015, il n’a que partiellement réussi à obtenir une injonction dans le contexte d’une fusion entre deux détaillants d’essence.

Bien qu’il n’y ait rien de nouveau au fait que le Bureau peut demander des injonctions dans le domaine des fusionnements, celui-ci peut aussi demander des ordonnances provisoires sous le régime des dispositions sur la publicité trompeuse ou l’abus de position dominante de la Loi sur la concurrence. Ainsi, le commissaire peut demander que soit prononcée une ordonnance provisoire obligeant toute personne à cesser de fournir certaines indications s’il existe un risque probable de préjudice grave et que la prépondérance des inconvénients favorise le prononcé de l’ordonnance.

Incidences

  • Nous prévoyons que le Bureau cherchera plus fréquemment à obtenir des ordonnances provisoires dans un contexte de fusionnement ou en cas d’allégations dénonçant des indications trompeuses ou un abus de position dominante.
  • Comme la portée et l’applicabilité des dispositions relatives aux ordonnances provisoires n’ont pas été mises à l’épreuve très souvent en dehors du contexte des fusions, toute tentative du Bureau d’obtenir de telles ordonnances plus fréquemment entraînera probablement une augmentation des litiges.

Surveillance accrue des fusions non soumises aux obligations d’avis, et examen plus rigoureux de la défense des gains en efficience

Sous la direction du commissaire Boswell, l’Unité des avis de fusion a vu son rôle élargi et inclut maintenant une Unité du renseignement qui sera chargée de collecter de l’information sur les fusions qui n’ont pas fait l’objet d’un avis. Dans les deux mois qui ont suivi la création de cette unité, le Bureau a détecté deux transactions potentiellement problématiques qui n’auraient normalement pas fait l’objet d’un examen. Lors d’allocutions récentes, le commissaire a spécifié que le Bureau a l’intention d’examiner de près les fusions comportant l’acquisition de petites sociétés en démarrage par de grandes sociétés de technologie, même en l’absence d’obligation de remettre un avis à l’égard de la transaction en cause.

Par ailleurs, le commissaire a mentionné que le Bureau est à repenser son approche procédurale des examens de fusion dans les cas où les parties font valoir la défense des gains en efficience. Au Canada, selon cette défense, des correctifs ne peuvent être imposés à l’égard d’une fusion qui empêche ou diminue sensiblement la concurrence lorsque les gains devant découler de la fusion l’emportent sur ses effets anticoncurrentiels.

Quoiqu’il y ait peu de chance que la défense des gains en efficience soit pertinente ou déterminante dans la majorité des dossiers de fusion, il demeure qu’elle a été invoquée avec succès dans quelques fusions récentes. C’est sans doute pourquoi le Bureau y est si réfractaire. D’ailleurs, le commissaire Boswell soutient que la jurisprudence émanant de la Cour suprême du Canada impose au Bureau un important fardeau de preuve quant à la quantification des effets anticoncurrentiels d’une fusion (ce qui permet leur mise en balance avec les éventuels gains en efficience). Selon lui, cette approche est peu adaptée à la réalité de l’économie numérique puisque le Bureau pourrait avoir beaucoup de mal à quantifier les effets néfastes des fusions sur la concurrence dynamique dans ce secteur.

Le commissaire a indiqué que le Bureau publiera plus tard cette année des lignes directrices actualisées sur les critères qui serviront à évaluer les gains en efficience que pourraient faire valoir les parties dans le cadre d’examens de fusion. À l’occasion d’allocutions antérieures, le commissaire a d’ailleurs mentionné que le Bureau pourrait demander aux parties de fournir des renseignements détaillés sur les gains en efficience attendus et de s’engager à suspendre la clôture de la transaction jusqu’à l’issue de l’examen du Bureau.

Incidences

  • Les parties à des transactions ne nécessitant pas la remise d’un avis, tout particulièrement celles qui comportent l’acquisition d’entreprises en démarrage du secteur des technologies, devraient évaluer l’incidence que ces transactions auront sur la concurrence et se pencher sur la meilleure stratégie à adopter pour contrer le risque d’atteinte à la concurrence (y compris dans les documents rédigés au soutien de la transaction).
  • Étant donné la réprobation exprimée par le commissaire à l’égard de la défense des gains en efficience et le resserrement possible des critères d’évaluation des gains en efficience lors des examens de fusion à venir, les parties fusionnantes pourraient décider de ne pas s’attarder à convaincre le Bureau du bien-fondé de la défense dans leur affaire et choisir plutôt de soumettre celle-ci directement à l’appréciation du Tribunal de la concurrence et des juridictions d’appel dans les cas où la défense est déterminante pour le succès global de la transaction.

La Charte du numérique et politique et application du droit de la concurrence

Il ressort clairement de la publication de la Charte du numérique, et de la lettre l’accompagnant adressée au commissaire, que le ministre s’attend à ce que le Bureau de la concurrence se consacre activement à l’économie numérique. Le ministre a spécifiquement demandé au Bureau de collaborer avec l’ISDÉ « afin d’examiner notamment les questions essentielles suivantes : les répercussions de la transformation numérique sur la concurrence; les enjeux émergents pour la concurrence liés à l’accumulation, à la transparence et au contrôle des données; l’efficacité des outils existants relatifs à la politique en matière de concurrence et des cadres du marché; l’efficacité des processus d’enquête et judiciaires existants ».

Alors qu’il participait à un débat (en anglais) d’experts organisé par l’OCDE en juin 2019, le commissaire a expliqué qu’il voyait les directives formulées par le ministre comme une excellente occasion de « dépoussiérer » la politique en matière de concurrence du Canada et d’évaluer l’efficacité des outils de mise en application de la loi dont le Bureau dispose. Bien que le Bureau de la concurrence cherche depuis longtemps à jouer un rôle dans l’élaboration de la politique en matière de concurrence, il est clair que le commissaire voit la Charte du numérique comme une invitation à revoir la législation en matière de concurrence du Canada et les outils permettant sa mise en application, notamment en ce qui a trait à l’économie numérique.

Le commissaire s’est aussi dit d’avis que le régime canadien présente plusieurs lacunes et que celui-ci n’est pas à la hauteur des pratiques exemplaires. Par exemple, le commissaire a souligné que le Bureau n’a pas le pouvoir de mener des études de marché (ni la capacité de contraindre des participants du secteur à fournir des renseignements lorsqu’une préoccupation liée à la concurrence n’a pas été adéquatement cernée). Selon lui, les amendes maximales que la loi permet d’imposer ne sont pas assez sévères pour dissuader les comportements anticoncurrentiels, en particulier ceux des entreprises de technologie multinationales.

Incidences

  • Le Bureau saisira vraisemblablement l’occasion que présente la Charte du numérique de mener une révision tous azimuts de la législation sur la concurrence et continuera de réclamer farouchement des sanctions pécuniaires plus sévères, des pouvoirs élargis pour mener des études de marché et l’élimination de la défense des gains en efficience.
  • À long terme, si le commissaire obtient, comme il le souhaite, le pouvoir de mener des études de marché, ces dernières pourraient se traduire par des frais et un fardeau importants pour les entreprises canadiennes. En effet, les premières demandes de renseignements que le Bureau avait soumises dans le cadre de l’examen des services sans fil mobiles mené par le CRTC (dont il est question précédemment) donnent un aperçu de la large portée que ces études pourraient avoir et des frais importants qui y seraient associés.
  • La fermeté des propos du commissaire concernant la nécessité de hausser les sanctions pécuniaires pouvant être imposées aux grandes entreprises de technologie fait écho aux déclarations récentes du ministre au sujet des violations commises par ces entreprises dans le domaine de la protection des renseignements personnels. Cependant, le Bureau n’a pas lui-même le pouvoir d’imposer de telles sanctions et les tribunaux canadiens, à ce jour, ont été réticents à imposer des pénalités s’approchant des maximums actuellement prévus par la Loi sur la concurrence pour des comportements non criminels. Cette réticence s’explique en partie par le fait que la frontière entre une concurrence saine, mais vigoureuse et des pratiques anticoncurrentielles est souvent difficile à tracer.

Conclusion

Le commissaire a élaboré un plan d’action très ambitieux pour le Bureau de la concurrence qui inclut une application vigoureuse de la loi et suggère l’adoption d’importantes modifications législatives. La capacité du Bureau d’atteindre les buts qu’il s’est fixés dépendra en partie du choix des affaires qu’il décidera de cibler, des courants politiques et de la volonté des tribunaux d’opter pour une application plus vigoureuse de la politique et de la législation.

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